JCN : Comment, d’ailleurs, un chef nouvellement nommé prend-il connaissance des missions en cours du Service clandestin puisque, par essence, elles sont toujours entourées du plus grand secret ?
Grégoire : Il y a très peu d’archives pour des raisons de sécurité. Des consignes orales se passent avec mon prédécesseur, et il y a une connaissance des dossiers qui se fait à travers des discussions avec les officiers traitants déjà dans le service. C’est quand même pour moi une découverte car on est assez loin de ce que je connais du Service action. On est là typiquement dans le renseignement clandestin, avec d’autres modes d’action, [d’autres] contraintes. C’est donc un univers que je découvre, et j’essaie de me l’approprier le plus vite possible car les opérations continuent, et ce n’est pas parce que je suis un chef de service récemment nommé que tout s’arrête et qu’on me laisse le temps d’étudier les dossiers et de connaître le service. Donc, je prends un train qui roule déjà assez vite, et il me faut appréhender tout ça très rapidement.
Daniel : Vous avez le cas d’une mission que je qualifierais de semi-clandestine : vous devez vous rendre dans un pays pour aider un mouvement insurrectionnel, un gouvernement transitoire, et là votre couverture, votre légende vous aident à passer les frontières. Une fois sur place, le chef du mouvement insurrectionnel sait que vous venez de la DGSE, il sait que vous êtes là pour l’aider, pour faire du renseignement et dans son environnement proche, son service de renseignement ou en tout cas les chefs de son service de renseignement sont au courant que vous êtes de la DGSE. Après, l’environnement plus large ne doit pas être informé — c’est toujours un peu compliqué dans certains pays de faire la coupure entre qui sait, qui ne sait pas. Vous êtes néanmoins tenu d’avoir des activités de couverture, au vu et au su de tout le monde, qui vous permettent de rester dans le pays sans attirer l’attention.
Georges : Il s’agit véritablement de placer chez un homme des informations extrêmement sensibles qui vont être relayées à un gouvernement, à un mouvement insurrectionnel. Après plusieurs mois sur un terrain, [les clandestins] ont acquis un certain nombre de connaissances, voire d’expertises, qui leur permettent parfois d’informer le gouvernement en contradiction avec la politique étrangère du Quai d’Orsay. Après, les différents ministres, ministre de la Défense et Premier ministre, et le président de la République se font leurs propres idées — ce sont des éléments d’aide à la décision, mais qui sont le plus objectifs possibles parce qu’ils proviennent d’une source, certes formée, mais [à qui il a fallu] plusieurs années parfois pour acquérir ces informations.
François : Pour résumer de manière schématique, la journée, on opère ses activités de couverture, son métier qui consiste à faire vivre cette société qui a été créée, et la nuit, on passe à autre chose, et on commence à mener ses véritables activités au profit de la maison.
Daniel : Ensuite, le deuxième cas, c’est le montage totalement clandestin. Là, personne n’est au courant, c’est-à-dire qu’on fait un démarquage complet entre vos activités de renseignement et la DGSE […]. L’avantage d’un montage clandestin, c’est du sur-mesure, on va le monter pour être au plus près de la cible. Au début, il faut créer son réseau, il faut créer de la confiance, de l’empathie, donc on ne pose pas forcément des questions embarrassantes, on est sur un cercle large. Et puis, au fur et à mesure du temps, on va pouvoir entrer dans le détail. Le réseau va s’étoffer, et on va identifier les sources les mieux placées pour répondre aux questions.
Fabrice : Le clandestin va attirer à lui les gens parce qu’il sera là depuis des années et finalement, ce sera une espèce de jeu gagnant-gagnant. Les sources, ou les capteurs, vont venir jusqu’à lui parce qu’il est déjà un point central.
Georges : À titre d’exemple, dans un théâtre d’opération, j’ai été approché par des journalistes de France 2 qui avaient trouvé que les activités auxquelles je me livrais étaient tout à fait vendables, et qu’ils pouvaient très bien illustrer un des sujets du 20 heures avec. La difficulté à laquelle j’étais confronté, c’était qu’en aucun cas, je ne pouvais me permettre d’apparaître tel que j’étais avec mon nom d’emprunt devant un large public…
JCN : Comment avez-vous réussi à vous en sortir ?
Georges : Je n’ai pas accepté l’interview en direct. J’ai fait en sorte de mettre en scène mes équipes parce que j’avais expliqué aux journalistes que c’était plus vendeur de montrer qu’il y avait une belle solidarité locale…
JCN : Qui, à la DGSE, fait le choix d’employer tel ou tel type de clandestinité ?
Sandra : On choisit d’utiliser la clandestinité, qui est un moyen, et non un objectif en tant que tel, quand les autres moyens de renseignement ne sont pas suffisants. Après, ce sont des décisions plutôt confidentielles, donc je ne peux pas vous dévoiler les critères de choix de sources de renseignement.
Patrick : Vous avez une direction des opérations qui prend en compte des missions, soit qui viennent de l’extérieur du service, soit qui viennent de l’intérieur même du service. Le Service clandestin a vocation de faire du renseignement de crise, autrement dit [d’] aller dans les pays en situation de crise. S’il faut partir rapidement, on va plutôt choisir des OT aguerris qui connaissent bien leur couverture, qui n’ont pas besoin de se mettre à nouveau dans le bain, et qui sont capables de partir en moins de vingt-quatre heures, voire en quelques heures.
Fabrice : Aujourd’hui, pour moi, il y a trois types de clandestins : le clandestin qui est activable à merci, c’est-à-dire : il y a un conflit, sa légende doit lui permettre de se déplacer sur ce continent rapidement pour voir ce qui s’y passe, pour sentir l’ambiance, c’est ce qu’on appelle du renseignement de situation. Il y a [ensuite] le clandestin qui va travailler pendant des années sur une zone ; c’est vraiment un clandestin de pénétration, qui va animer un réseau de sources dans cette zone-là puisque sa légende va le conduire à poser des questions à un tas de gens, et lui-même va faire remonter l’information. Et il y a le dernier niveau de clandestins, c’est le clandestin d’infiltration, ce qu’ont fait les douanes avec les narcos, et là c’est très compliqué parce qu’il va falloir dans ce cas-là infiltrer, soit des services étrangers — ce que font très bien les Russes —, soit des groupes djihadistes — c’est très compliqué —, soit des groupes politiques — et ça, c’est peut-être plus facile.
JCN : Et si une crise se déclenche de manière inopinée, quel type de clandestinité est préféré ?
Fabrice : Dans le conflit chaud, [la DGSE] peut envoyer des gens du Service action pour faire du renseignement militaire, pour identifier des targets, et fournir les plans de frappe aux avions. Ça, c’est le côté très militaire. Ou alors, elle envoie des clandestins, mais dont la couverture est de se rendre facilement dans une zone de conflit. Le problème, c’est qu’ils vont rester un mois, au mieux, le type de renseignement sera sans doute très intéressant, mais ce n’est pas un renseignement très précis par définition […]. Si on n’a pas anticipé le conflit, c’est trop tard.