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Patrick : Sinon, on peut lancer des OT sur le terrain en leur laissant le temps de se préparer.

Grégoire : [C’est] ce qu’on appelle les missions d’opportunité, à travers les contacts et le réseau d’HC, d’honorables correspondants, c’est-à-dire de gens qui ne sont pas des agents de la DGSE, mais qui ont un lien amical ou patriotique avec l’institution, et qui généralement, résident à l’étranger. Ces gens-là peuvent aussi nous proposer des opportunités de mission en disant : « J’ai rencontré tel ou tel ministre ou homme politique ou chef de groupe de l’opposition ou de faction armée, etc., j’ai envisagé de développer tel projet en collaboration avec ces gens-là, est-ce que ça t’intéresse que je récupère quelqu’un de ton service pour le glisser dans le dispositif ? » C’est quelque chose qui arrive fréquemment et dont on est très friands parce que ça nous permet de bâtir plus facilement l’environnement de la mission de l’OT à partir du moment où c’est nous qui avons les cartes en main, et c’est nous qui bâtissons la mission.

Georges : Il est important de souligner qu’une légende et une couverture sont propres à une opération, à un dossier, et que pour des raisons évidentes de cloisonnement, un agent peut endosser une autre identité fictive avec un montage totalement différent, quelques mois après avoir lui-même eu une vie fictive parfaitement étayée. Ça demande beaucoup de réflexion et du conseil bien sûr.

Sandra : [Le Service clandestin est] une des rares unités de la DGSE, voire de la Défense, où le lien hiérarchique est très direct, et très court. Les personnels dialoguent avec leur chef, qu’ils soient militaires ou pas, très facilement. D’autant plus facilement qu’on n’a pas l’impression d’être dans un service au sens classique du terme, c’est vraiment une équipe, qui va au-delà de la notion d’équipe, on n’est pas loin d’une famille. Mon chef m’a quand même dit une fois : « J’ai juste l’impression d’envoyer ma fille sur le terrain… » Ça lui faisait bizarre, mais à lui, pas à moi ! Et il m’a quand même envoyée sur le terrain… Aucune mission n’est impossible pour une femme […]. La confiance est vraiment un élément déterminant, surtout dans l’adversité. C’est un peu comme une équipe de sport, on attaque ensemble, on défend ensemble, et on gagne ensemble. Et si on échoue, on échoue ensemble.

Fabrice : Le problème de la clandestinité, c’est que, quand il faut construire une légende et une couverture qui va durer des années, il faut que ce soit dans une zone ou sur un thème qui vont intéresser les autorités politiques pendant des années… Donc, en fait, on fait des paris. Je me rappelle très bien qu’on avait fait le pari du Sahel il y a dix ans, et on a bien fait parce qu’on sentait tous qu’il y avait une fracture forte sur cette zone-là.

Hervé : Je pense que c’est restrictif de dire que le Service clandestin ne peut être utilisé que pour des opérations en zone de guerre. Une crise est multiforme. S’intéresser au pétrole au Moyen-Orient en période de crise me semble aussi indispensable que de s’intéresser aux mouvements de troupes en Irak.

JCN : Et le Service clandestin peut-il ne s’interdire aucun pays, ennemi comme ami ?

Hervé : Je ne souhaite pas répondre.

Patrick : Le Service clandestin, quand je l’ai pris, était en plein développement. C’était plus du travail artisanal que du travail de haute couture. En montant en puissance, je me suis retrouvé dans des missions particulières auprès de grands chefs de mouvements insurrectionnels, en prise direct […].

François : La règle veut que l’on engage des agents clandestins dans des zones qui ne sont pas couvertes par le dispositif officiel de la DGSE, quand il y a des trous. C’est le cas de l’Afghanistan dans les années 1990. C’est le cas de l’Irak, de toutes les zones de guerre, car dans les zones de guerre, il n’y a plus de représentation diplomatique. À partir du moment où il n’y a plus de représentation diplomatique, il n’y a plus de chef de poste, et donc nécessité d’envoyer des agents dont la mission est de continuer à renseigner, mais qui ne peuvent pas faire état de leur appartenance ou d’une couverture diplomatique. C’est ça la finalité d’un agent clandestin, c’est de venir couvrir le dispositif du service dans des zones non couvertes.

Fabrice : Le Moyen-Orient, le Caucase sont des zones sur lesquelles on avait investi. Je m’en souviens très clairement, nous étions autour d’une table, nous avions mis un planisphère, une carte du monde et puis, on avait sélectionné les zones de crises de l’époque et les zones de crises potentielles. Plutôt que de demander à nos grands chefs, qui auraient demandé eux-mêmes à nos grands chefs politiques […], nous avions fait nous-mêmes notre propre planification, et on ne s’est pas trompés. Ce n’était pas extrêmement compliqué, mais comme il fallait deux, trois ans pour commencer à installer un clandestin profond, on a investi et pris des risques. Et ce chef-là, c’était aussi sa force et peut-être sa faiblesse, c’est qu’il prenait des risques sans demander l’avis de ses propres chefs.

JCN : Ce chef, c’était Grégoire ?

Fabrice : Oui, c’était Grégoire.

Georges : Il est un fait que Grégoire a réussi à infiltrer des agents comme moi sur trois théâtres majeurs, entre un et trois ans avant le déclenchement de guerre. […] Ça illustre la capacité d’anticipation de ces services clandestins, et ça illustre aussi la pleine vocation qui est d’infiltrer, d’immerger des agents qu’on pourrait considérer avant comme dormants, même s’ils ne sont pas dormants puisqu’ils se livrent à des activités de couverture. Je rends hommage à Grégoire qui a eu ce talent de me confier un dossier qui pouvait apparaître à l’époque comme peu sexy, parce qu’assez éloigné des centres de préoccupation de la direction générale […] et qui, quelques années après, s’est avéré un des dossiers les plus brûlants de l’actualité internationale.

Patrick : Je rappelle que le service, ce n’est pas le Quai d’Orsay. Ce n’est pas aller au contact des États reconnus. C’est aller au contact des gens que l’on ne peut pas rencontrer officiellement. Moi, je suis convaincu que la suppression de dialogue, quelle que soit la personne, ce n’est pas une bonne chose. Il vaut mieux toujours essayer si possible d’entretenir des relations qui ne soient pas forcément officielles ou amicales, mais au moins établir des échanges d’informations.

JCN : Quand un officier traitant part en mission, quelle marge de liberté lui est laissée dans le recueil de renseignement ?

Daniel : Il part avec ce qu’on appelle des orientations : les analystes vont envoyer vers le Service clandestin un certain nombre de questions auxquelles l’officier traitant va tenter de répondre, soit par observation directe, soit en s’appuyant sur le mouvement insurrectionnel, sur son propre réseau de sources, sur l’ensemble de ces capteurs. Et après, il s’agira d’envoyer cette information brute à l’analyste qui, lui, va la recouper à partir d’autres informations venant d’autres sources.

Sandra : Sur la première mission, je me souviens que mon souci était surtout de répondre aux enjeux de renseignement. Sur le passage en douane ou sur d’autres aspects pratiques de la mission, j’étais assez sereine, je me sentais bien dans mon personnage, donc pas de stress particulier. […] Le stress est plutôt [d’] être sûre qu’on ait bien ciblé les sources, qu’on parvienne à les traiter correctement en toute clandestinité, que ni la source ni son entourage ne se doute que l’on est en train de donner du renseignement au service français, et de le ramener aussi en toute sécurité. Car on ne part pas avec des petites fiches dans les poches. Donc il y a aussi tous les moyens qu’on nous enseigne, ou qu’on nous donne quand ce sont des techniques, pour rapporter le renseignement. On a le stress de bien les utiliser.