Daniel : L’officier traitant connaît bien la situation locale, donc il n’a pas nécessairement besoin de noter ces questions, il les connaît et il est en mesure après d’orienter ses sources […]. Si ce sont des questions un peu pointues, avec toute une liste de noms, etc., un moyen de communication chiffré permet de recevoir [ces] questions et d’y répondre de façon à ce que ces informations, primo, ne soient pas « cassées » par un autre service […], et de façon aussi que ce moyen de transmission ne dévoile pas que la structure clandestine est liée à la DGSE.
JCN : On peut donc transmettre sans éveiller la curiosité des services locaux ?
Daniel : Tout à fait. Si le chiffre est cassé quelque mois après, le contenu a nettement moins d’importance. Ensuite, en termes de données techniques, l’idée est que la transmission se fasse à partir de moyens du mouvement insurrectionnel, et non pas à partir des transmissions de la structure de couverture.
JCN : Peut-on dire de manière générale que les mouvements insurrectionnels soutenus par la France sont systématiquement équipés par la DGSE ?
Daniel : Ils sont équipés de moyens de communication pour transmettre de l’information à la DGSE.
JCN : Et comment le clandestin, dont personne sur le terrain ne connaît le véritable dessein, opère-t-il pour envoyer ses renseignements à la DGSE ?
Sandra : On est loin des films de science-fiction, avec une puce derrière l’oreille, mais il y a à la fois des techniques de mémorisation, de transmission et des outils qui nous permettent de transmettre le renseignement de façon cryptée. Il n’y a pas forcément besoin de gadgets, de grandes technologies, […] au contraire : une couverture qui puisse justifier d’utiliser des technologies de pointe, c’est un peu compliqué, ou ça se dévoile tout de suite. Le plus souvent, on utilise des moyens lambda qui sont déjà utilisés par n’importe quels citoyens ou voyageurs, mais d’une façon détournée, ou un peu spéciale… Encore une fois, je ne peux pas vous en dire plus, mais il ne faut pas imaginer des tas de gadgets comme dans James Bond ou Jason Bourne. Non, ça peut se faire très simplement, plutôt à la MacGyver.
JCN : La clandestinité coûte-t-elle cher de manière générale ?
Daniel : Le renseignement opérationnel est peu onéreux en comparaison d’autres. Parce qu’on va monter une société [de couverture], et au bout d’un certain temps, la société génère ses propres fonds, donc elle s’autofinance.
Grégoire : Au regard du faible effectif du service, si on fait un ratio coût/homme, c’est un budget considérable. Néanmoins, on n’a pas besoin de gros moyens techniques, donc le budget est consacré à la préparation et à la réalisation des missions.
XII
De la Somalie à la Somalie
Le clandestin a reçu une nouvelle mission. Très peu de ses concitoyens savent qu’il s’envole pour un pays d’Asie centrale dont l’actualité se moque éperdument. Peut-être les autorités politiques elles-mêmes s’interrogeraient-elles sur l’opportunité de pareille mission si elles en avaient entière connaissance. La DGSE et ses homologues dans le monde sont les joueurs d’une partie d’échecs dont les règles évoluent sans cesse. Il s’agit de se positionner non pas là où les balles sifflent, où un marché se conclut, mais où les unes siffleront peut-être, et où l’autre se conclura éventuellement. De là, la nécessité d’anticiper, de lire le monde d’une certaine manière, non conventionnelle. L’audace n’étant pas vertu commune, à la DGSE comme ailleurs, des ratés sont parfois à déplorer. Telle crise majeure a pu s’ouvrir sur la planète alors que les missions présentes sur place depuis une quinzaine d’années en avaient été retirées seulement quelques mois auparavant parce que la direction avait estimé que leur rendement était insuffisant… Les OT à l’étranger sont des capteurs dont l’efficacité dépend de la lucidité de leurs chefs à les placer aux bons endroits. Celui qui, dans une classe, glisse au hasard un thermomètre dans la bouche d’un enfant a toutes les chances de ne jamais savoir lequel a la grippe…
JCN : Un chef de mouvement insurrectionnel est une cible de prédilection pour le Service clandestin. Qu’est-il attendu de lui en général ?
Daniel : On attend de lui qu’il nous fournisse du renseignement sur la situation locale, qu’elle soit militaire, politique, et il ne fait pas ça uniquement parce que c’est la France, il fait ça parce que la France va le soutenir en termes de formation, en termes d’armement. On va bien sûr, même si c’est un ami, [se] renseigner sur lui — c’est toujours intéressant d’en connaître ses chefs, ses adjoints, son organisation — mais surtout, ce qui va nous intéresser, ce sont les mouvements insurrectionnels contre lesquels il se bat. Prenons l’exemple de Massoud en Afghanistan : ce sont moins Massoud que les Taliban qui intéressait la DGSE. S’il fait un prisonnier, c’est toujours plus intéressant d’avoir un officier traitant sur place qui est en mesure de participer à l’interrogatoire que d’avoir l’information par une source ou par différents rebonds.
JCN : Pour vous qui avez été amené à passer de l’un à l’autre, plusieurs fois par an, ces grands chefs d’insurrection ont-ils des points communs ?
Patrick : La plupart sont morts violemment, mais je dirais que ça fait un peu partie du costume des chefs de mouvements insurrectionnels. Peu d’entre eux meurent dans leur lit, et beaucoup prennent des risques physiques importants. Ça a été le cas de Massoud, d’Aïdid, de Savimbi… Ça a été le cas de beaucoup d’autres…
JCN : Et de leur vivant… ?
Patrick : J’étais frappé par le charisme de nombreux grands chefs. On n’est pas leader d’un mouvement insurrectionnel par la volonté du Saint-Esprit. On se retrouve à la tête de guérillas parce qu’on a la volonté de s’impliquer soi-même dans des actions de longue durée, dans des conditions difficiles, dans la jungle, dans les montagnes, dans le désert. En général, l’accueil est toujours favorable […]. Souvent il y a un conflit en cours, on parle de situations graves, de pertes d’hommes, de pertes matérielles, de pertes de villes, d’attaques sur la population civile, voire de famine. Je me suis retrouvé à plusieurs reprises dans des conditions extrêmes, [à la] limite du génocide. On se retrouve en face de personnes qui exposent clairement la situation, on a l’occasion d’aller constater de visu ce qu’il se passe. On voit l’état réel de la situation.