Sandra : L’OT clandestin ne touche pas forcément du renseignement de haute valeur ajoutée. N’importe quel renseignement, à partir du moment où il ouvre la porte d’un éclairage, d’une connaissance que l’on n’avait pas, ou qu’il aide à prendre une décision, il est important, il fait partie de toute une chaîne de renseignement.
Daniel : Un renseignement n’a de valeur en soi que s’il est recoupé par d’autres renseignements. Un renseignement tout seul, s’il est livré, il le sera forcément avec beaucoup de prudence, parce qu’effectivement il peut y avoir intoxication. Il me semble que pendant la deuxième guerre du Golfe, la présence d’armes chimiques dans l’arsenal de Saddam Hussein n’a jamais été prouvée. Or, on a bien essayé de nous le faire croire. Je ne dis pas que ça n’existait pas, je dis qu’on ne l’a jamais trouvée, et que nombreux sont ceux qui ont essayé de le dire sans jamais le prouver. Ils ont vu des camions passer, mais personne d’autre ne les a jamais vus — ça allait dans le sens d’autres services.
JCN : Mais alors, quand la CIA a défendu la présence d’armes de destruction massive en Irak, elle a elle-même été intoxiquée ?
Daniel : Ça, je ne sais pas. Maintenant, il me semble que, quand la France décide de ne pas intervenir en Irak, c’est que, finalement, elle a peut-être eu un bon renseignement qui a permis à monsieur de Villepin de ne pas mettre le doigt dans l’engrenage…
JCN : Est-ce qu’on peut dire que la DGSE, à ce moment-là, a affirmé qu’elle, elle ne croyait pas à la présence d’armes de destruction massive en Irak ?
Daniel : Elle a sans doute émis un avis dans ce sens-là, oui…
Michel : Je gérais les sources qui travaillaient sur les armes de destruction massive […]. Il est évident qu’essentiellement sous la pression américaine, nous avions fait un effort énorme sur l’Irak. Et un jour, nous avons été convoqués par le directeur[33] : « Il y en a ou il n’y en a pas ? Je pars à l’Élysée dans une heure, je veux une réponse. » Mon ami l’analyste a dit : « Il n’y en a pas pour les raisons suivantes », et moi, j’ai dit : « Écoutez, je ne peux que valider les sources qui sont citées, et notre conclusion c’est que, non, il n’y en a pas. » Le directeur nous a remerciés, il est parti à l’Élysée, et peu de temps après il y avait le discours de Villepin à l’Onu…
Fabrice : Je suis très fier qu’on ait fourni les éléments à nos hommes politiques, qui, pour une fois, s’en sont emparés et les ont pris à leur compte… ce qui n’est pas toujours le cas. Ça nécessitait d’énormes investissements techniques, des investissements clandestins, des investissements plus classiques, plus conventionnels… Il a fallu travailler à la fois de Vienne où il y a l’AIEA[34], sur le terrain, on a exploré énormément de scénarios pour pouvoir travailler, mais notre service de contre-prolifération est un des meilleurs au monde. Si on n’avait pas travaillé depuis des années [en Irak], jamais on n’aurait pu avoir cette position.
JCN : Norman, Grégoire, Patrick, de quelle mission clandestine gardez-vous un souvenir singulier ?
Norman : J’ai évolué en zone Caraïbes pendant près de quatre ans, et sous identité réelle parce que j’étais en famille. Ma femme, à la limite, aurait pu être sous IF, mais [pour] les enfants, c’est un peu plus dur, donc j’ai été implanté sous identité réelle, et sous couverture. Une couverture qui n’était évidemment pas diplomatique, donc qui était liée à mon activité sur le terrain, en fonction de l’endroit où je me déplaçais. Le but était de recueillir du renseignement sur les menées, dites à l’époque, soviéto-castristes, à l’encontre de nos départements d’outre-mer. Elles avaient plusieurs objectifs : notre centre de tir en Guyane, le fait que nos avions qui se déplaçaient vers la zone de nos essais nucléaires transitaient par [les Antilles], d’autre part, ils manipulaient, orientaient tous les mouvements dits de libération antillais. Les Cubains travaillaient contre nous, actionnés, téléguidés, orientés par les services russes, le Parti communiste russe bien sûr, et français. L’action de ces services était très variable ; en particulier, à Grenade, les Américains craignaient qu’ils n’y installent aussi des missiles.
Grégoire : Dans les zones de conflit déclarées, c’était quelquefois difficile de projeter un OT. L’un de mes équipiers a fait cette proposition ingénieuse d’acheter des reportages de journalistes étrangers étant eux-mêmes issus des zones de conflit qui nous intéressaient. On a donc créé une petite société qui avait des bureaux tout à fait anodins dans Paris. Le hasard ou la chance a fait qu’on a pu contacter, à travers cette société, une journaliste dont le frère était officier des forces spéciales d’un pays [où nous voulions opérer]. Elle obtenait d’excellents renseignements sur la situation militaire et elle a donc travaillé inconsciemment pour nous pendant quelque temps. Mais on avait le souci de crédibiliser notre structure puisqu’il ne s’agissait pas simplement de lui dire « On achète tes reportages ». La chance a fait qu’un jour, elle nous a envoyé une cassette vidéo représentant une scène assez prenante, parce qu’on voyait dans le regard de rebelles arrêtés qu’ils se savaient condamnés à mort. Cette vidéo m’a interpellé, j’ai immédiatement appelé un [de nos] honorables correspondants, je l’ai rencontré à Paris, je lui ai remis la cassette et je lui ai dit : « Regarde, dis-moi ce que tu penses. Le deal que je fais avec toi, c’est que, si jamais tu estimes que c’est intéressant, tu te débrouilles pour faire paraître ce doc à la TV française. » Il a regardé la cassette, il m’a rappelé dans les deux heures qui suivent, et m’a dit : « C’est excellent, je m’en occupe. » Et le lendemain, ou le surlendemain, [ça] passait en boucle dans une grande chaîne de TV française…
Norman : En ce qui me concerne, il s’agissait de l’exfiltration d’une personnalité dans un pays en guerre. Visiblement, le service, donc le gouvernement français, souhaitait récupérer cette personne avant qu’elle ne soit arrêtée, soumise à question. Bien évidemment, j’étais sous IF et il convenait de prendre contact avec cette personne qui pouvait être l’objet de surveillance, et ensuite, de la préparer à l’exfiltration, c’est-à-dire, au changement d’apparence, avec perruque, tout ce qu’on peut imaginer, et qu’on voit dans les films, plus une fausse identité. En fait, on peut comparer avec ce qu’il s’est passé dans le film Argo[35]. La couverture m’avait été donnée par une société encore implantée dans le pays. Ça a duré près de trois semaines. Il a fallu travailler sur les papiers d’identité, donc lui faire apprendre sa légende puisqu’il avait changé de nom, de nationalité, voire de langue. Le nouveau passeport, évidemment, je ne pouvais l’avoir dans ma chambre d’hôtel, donc je le faisais travailler sans documents réels, les vrais documents étant apportés ultérieurement par un OT du service […]. Je n’avais pas [non plus] la perruque avec moi, mais je lui expliquais qu’il serait désilhouetté au dernier moment […]. Je lui avais dit que la voiture serait à tel endroit, il y est allé, le coffre devait être ouvert, il a récupéré les papiers et il est parti tranquillement. À ma connaissance, ça s’est très bien passé [ensuite] puisqu’il est arrivé en France.
Patrick : J’évoquerai pour ma part un sujet particulier, aller au contact d’un chef de mouvement insurrectionnel pas très sympathique, le général Aïdid[36] en Somalie. Se retrouver au contact de personnes comme ça, même si on passe par des recommandations, c’est toujours un moment un peu tendu, parce qu’on sait qu’on a en face de soi un homme qui n’a pas d’état d’âme et qui peut, d’un simple claquement de doigts, vous envoyer ad patres. J’étais tout seul, toujours tout seul, c’est des missions clandestines où on va au contact en faisant confiance aux personnes qui vous recommandent. Cet homme-là, en l’occurrence, était recherché, il vivait de manière très cloisonnée avec le risque permanent de se faire flinguer. Ce n’était pas une brute sur le plan physique du terme, en revanche, j’ai senti un homme déterminé, peu sympathique, un chef de guerre, avec beaucoup de dureté dans son regard. Il a longuement regardé mes papiers, qui étaient bien entendu faux […] — je n’étais pas reconnu comme agent des services parce que, sinon, mon sort était réglé. Il les a regardés, scrutés pendant de longues secondes, de manière soupçonneuse. On était dans une cave, dans un quartier complètement paumé d’une ville africaine, avec ses hommes, armés de Kalachnikov, avec une petite lumière, et pendant ce temps-là, à la façon dont il me regardait, je me demandais si je n’allais pas rester dans cette cave ad vitam aeternam.
35
Le film raconte comment, en 1979, la CIA a exfiltré d’Iran une partie du personnel diplomatique américain.
36
Le Général Mohamed Farrah Aïdid a été l’un des principaux leaders de l’insurrection qui a provoqué la chute du président Siad Barre en 1991. Quatre ans plus tard, il s’autoproclame président de la Somalie sans être reconnu par la communauté internationale.