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Patrick : J’évoquerai pour ma part un sujet particulier, aller au contact d’un chef de mouvement insurrectionnel pas très sympathique, le général Aïdid[36] en Somalie. Se retrouver au contact de personnes comme ça, même si on passe par des recommandations, c’est toujours un moment un peu tendu, parce qu’on sait qu’on a en face de soi un homme qui n’a pas d’état d’âme et qui peut, d’un simple claquement de doigts, vous envoyer ad patres. J’étais tout seul, toujours tout seul, c’est des missions clandestines où on va au contact en faisant confiance aux personnes qui vous recommandent. Cet homme-là, en l’occurrence, était recherché, il vivait de manière très cloisonnée avec le risque permanent de se faire flinguer. Ce n’était pas une brute sur le plan physique du terme, en revanche, j’ai senti un homme déterminé, peu sympathique, un chef de guerre, avec beaucoup de dureté dans son regard. Il a longuement regardé mes papiers, qui étaient bien entendu faux […] — je n’étais pas reconnu comme agent des services parce que, sinon, mon sort était réglé. Il les a regardés, scrutés pendant de longues secondes, de manière soupçonneuse. On était dans une cave, dans un quartier complètement paumé d’une ville africaine, avec ses hommes, armés de Kalachnikov, avec une petite lumière, et pendant ce temps-là, à la façon dont il me regardait, je me demandais si je n’allais pas rester dans cette cave ad vitam aeternam.

JCN : Et qu’est-ce qu’on se dit, à ce moment-là ?

Patrick : Vous vous dites, pendant ces deux minutes, que votre sort est entre les mains de gens que vous ne connaissez pas, que vous n’avez jamais vus. C’est un moment intense, c’est difficile à décrire parce que c’est à l’intérieur de vous-même. Ce n’est pas une action violente comme une action de guerre où vous avez des bombardements, où on vous tire dessus, ce n’est pas ça. C’est un contexte de tension extrême où vous vous sentez totalement vulnérable et totalement lié à ce que vous avez appris en stage, les notions de couverture, respecter totalement la règle de l’agent clandestin qui est de rester dans sa ligne directrice, tenir ce qu’il a à dire […]. Vous savez pertinemment que la moindre émotion négative que vous allez manifester, le moindre stress que vous allez ressentir, trembler, avoir des sueurs ou être nerveux peut être mal jugé, mal perçu et peut insinuer que vous êtes un espion. Tout ça, ce n’est pas rien. Pour moi, [ce sont les] deux minutes les plus intenses de ma vie professionnelle de clandestin. Pourtant, j’ai vu beaucoup de situations, j’ai vu beaucoup de pays en guerre, mais là, ces deux minutes au fin fond d’une cave, je ne les oublierai jamais. De loin, les pires de ma vie.

JCN : Et en l’occurrence, si les Somaliens vous avaient capturé, comment le service aurait-il pu l’apprendre ?

Patrick : J’avais un système d’appel téléphonique démarqué : si je n’appelais pas la centrale, au bout d’un certain temps, on savait où j’étais approximativement, dans quel quartier de cette ville.

JCN : Que pouvait espérer la DGSE de ce genre de rencontre ?

Patrick : Aïdid était un des chefs de mouvements insurrectionnels qui tenaient une partie du territoire somalien. Ce n’était certes pas le plus sympathique, mais il avait beaucoup de pouvoir à l’époque. Aller à son contact, et essayer de connaître ses intentions en termes de développement politique, en termes d’échanges d’informations pour essayer de trouver une solution [au] problème grave dans lequel se trouvait la Somalie, ce n’était pas idiot. Je pense qu’on aurait pu établir ce contact, mais il n’a pas duré puisqu’il s’est fait supprimer dans les semaines suivantes…

François : Toutes les missions, vous avez peur. Celui qui n’a pas peur est un menteur. C’est une fois l’opération déclenchée qu’on a de l’adrénaline et qu’on n’y pense plus, mais ce n’est pas parce qu’on n’y pense plus qu’on n’a pas peur.

Patrick : Je me suis aussi retrouvé au fin fond de forêts africaines, à devoir marcher, tout seul, pendant plusieurs kilomètres. Il y a toujours en effet un no man’s land entre le gouvernement [et] le mouvement insurrectionnel […]. J’ai été amené [une fois] par un moyen tout à fait classique, par des personnes recommandables, qui, à un moment, m’ont dit : « Descendez de la voiture. Au-delà de cette limite, nous, on n’y va pas. C’est par là, débrouillez-vous. » C’est toujours un peu délicat de se retrouver comme ça, dans un lieu qu’on ne connaît pas, qu’on n’a pas repéré, et de devoir aller au contact de gens qui sortent de la forêt avec des armes, et vont se demander ce qu’ils vont faire de vous…

François : Il y a des fois où on se dit : « Que diable fais-je dans cette galère ? » Mais en général, on évite de se poser ces questions sur le moment. On se les pose une fois rentré en zone de repos, où on peut laisser retomber la pression. Ça fait partie du quotidien, du métier et de la dose d’adrénaline que les agents de renseignement viennent rechercher.

Hervé : La peur intervient souvent après, en se disant : cette fois-ci, ce n’est pas passé loin, ou : j’ai eu de la chance. Mais je n’ai pas le souvenir d’avoir eu peur en mission, tout simplement parce qu’on est tout de même assez stables dans notre préparation, on essaie de prévoir au maximum les incidents qui pourraient se produire. On a une part d’incertitude, une part de risques qu’on accepte.

Victor : Les techniques de relaxation, tout ce qu’on peut mettre en place, c’est super, mais fondamentalement, si on n’est pas fait pour ça… Il y a une sélection, c’est aussi fait pour repérer les gars qui vont être les plus à même de ne pas stresser dans les situations délicates.

Daniel : On se fixe une limite à ne pas dépasser, on la sent quand on est sur le terrain parce qu’on a une certaine habitude au fur et à mesure des missions. Si j’avais poussé les limites trop loin, je pense que je ne serais pas là pour en parler.

JCN : Le chef de service vit-il avec l’appréhension de l’arrestation des officiers traitants qu’il envoie partout dans le monde ?

Grégoire : Bien sûr, on a ça en permanence en tête, notamment avec les risques de prise d’otage qui sont des modes opératoires très pratiqués dans des régions où on évolue. C’est un peu la hantise […]. On a eu des périodes de tension, dans certains endroits, qui faisaient penser que notre dispositif avait été identifié, soit par hasard, soit par erreur. À partir de là, on se met en alerte, et on procède à une évacuation d’urgence si besoin.

JCN : Comment est vécu un drame, à l’intérieur de la DGSE, comme à l’extérieur, tel que celui du sous-officier du SA, Denis Allex, arrêté en mission avec son camarade Marc Aubrière, le 14 juillet 2009, à Mogadiscio, et tué lors de la tentative de libération dans la nuit du 11 au 12 janvier 2013 ?

Fabrice : En tant qu’ancien clandestin, on le vit en se disant que ça aurait pu être nous. La plus grande crainte de tous mes camarades, c’était l’enlèvement, ce n’était pas la mort. Pire, l’enlèvement ès qualités, c’est-à-dire que les gens en face savent exactement qui vous êtes. Là, vous allez passer des moments très compliqués…

Victor : La situation dans laquelle il s’est retrouvé, c’est exceptionnel, unique. Je ne sais pas si d’autres militaires français ont vécu ça. À mon sens, pas depuis les soixante dernières années.

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36

Le Général Mohamed Farrah Aïdid a été l’un des principaux leaders de l’insurrection qui a provoqué la chute du président Siad Barre en 1991. Quatre ans plus tard, il s’autoproclame président de la Somalie sans être reconnu par la communauté internationale.