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Daniel : Il a vécu dans des conditions horribles, donc forcément c’est quelque chose qui émeut au plus profond de soi-même.

Sandra : On ne peut qu’être affectés. Parce qu’on a œuvré à l’unité clandestine, on sait très bien dans quelles conditions il est parti, quelles prises de risques il a choisi d’assumer pour la sécurité de son pays, jusqu’au péril de sa vie.

François : Je vais être direct : ce sont les risques du métier. C’est toujours tragique de voir [ainsi] des frères d’armes qu’on a connus, et j’avais connu Denis Allex. Malheureusement, cette vie, on en connaît les risques quand on l’épouse, et il n’est pas question de revenir dessus.

JCN : En l’occurrence, les Somaliens ont rapidement eu confirmation par la presse que leurs otages appartenaient au service…

François : C’est un sujet épidermique…

Georges : On ressent un peu une forme de révolte…

Daniel : La seule chose que je pourrais dire en termes de traitement [médiatique], c’est que dans les jours qui ont suivi sa capture, on a pu dénoncer sa couverture et annoncer d’emblée qu’il était un agent de la DGSE. Je pense qu’on aurait pu éviter de le faire…

JCN : « On », vous pensez à des journalistes ?

Daniel : Je pense aux médias. Je pense que les médias auraient pu éviter, dans les deux jours qui ont suivi, de révéler l’appartenance de Denis Allex à la DGSE.

JCN : Vous pensez que cela a eu des conséquences sur son traitement par ses geôliers ?

Daniel : Forcément. Ça durcit la négociation, ça lui donne beaucoup plus de valeur, et sur le plan physique et psychologique, je pense que c’est plus compliqué.

Grégoire : « On ne s’intéresse pas aux trains qui arrivent à l’heure. » De la même manière, les missions qui fonctionnent, la presse, les médias en général n’[y] auront pas accès, ou des années plus tard. Par contre, celles qui échouent sont connues immédiatement et font l’objet d’un battage médiatique, puisque tout ce qui concerne les services de renseignement, c’est vendeur.

Sandra : C’est le jeu des médias de rapporter de l’information. Non, je n’ai pas d’amertume, j’ai vraiment du respect pour ces autres activités qui font comme nous à la DGSE, du mieux qu’ils peuvent dans leur métier, pour répondre au besoin d’informations, d’explications, de traces dans l’histoire.

Georges : On voit bien que les moyens qui sont mis en œuvre pour assurer, ne serait-ce qu’un comité de soutien, le traitement qui est consacré à ce genre d’événement, dépendent des pouvoirs publics, des entreprises. On se dit qu’il y a deux poids, deux mesures. [Surtout] quand on voit que ce genre d’agent croupit au fin fond de la Somalie, que sa famille ne fait pas de bruit, alors que des journalistes qui n’ont pas respecté des consignes assez précises liées à la dangerosité de terrain font la une de l’actualité — alors qu’une fois encore, ils ont enfreint des règles de sécurité à la recherche d’un scoop. Je pense qu’avant trois ans et quelques mois, il y avait peut-être moyen d’essayer de trouver les solutions de sa récupération.

Benoît : Ce sont forcément toujours des moments où on pense à ce que représente cet engagement.

Hervé : C’est la pire des choses qui puisse arriver à un OT clandestin, donc évidemment il y a de l’empathie. Mais je ne souhaite pas en parler… Ça appartient à ceux qui font partie de cette famille. Donc, nos peines, on les garde pour nous.

Victor : C’est vraiment très dur à gérer. C’est la chose la plus difficile à mon sens, car même si on essaie d’être toujours dans le rationnel, de ne pas être dans le registre de l’émotionnel, on est des gens normaux.

Patrick : On se sent solidaires. Si je me sens solidaire des jeunes, je me sens solidaire de tous les OT qui ont été présents dans le service depuis que j’en suis parti, et il y a un lien très fort. Mais on n’a pas besoin d’être présent, c’est dans la tête, on est dans une famille qu’on ne quittera jamais.

Vincent  : Ce qui est important, c’est de savoir qu’il y a un service, qu’il ne laissera pas tomber [ses agents], même s’il y a des coûts…

Daniel : Quand un des nôtres est dans une situation difficile, c’est toute la DGSE qui est derrière. Toute la DGSE. Même ceux qui ne le connaissent pas, que ce soient les analystes, les exploitants du domaine technique ou les opérationnels. La détention a duré trois ans, et forcément les équipes sont amenées à tourner, sur le terrain, mais également les équipes au centre de situation. [Pour] les personnes qui sont là pour analyser le renseignement, faire le point [avec le] directeur général, réorienter les différentes sources et capteurs sur le terrain, c’est du vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il faut faire tourner les équipes, c’est usant, il faut mettre du sang neuf, reprendre le dossier autrement, reprendre toutes les pistes.

Victor : C’était une situation très compliquée à régler, on était toujours dans la recherche d’une solution, ce qui demande énormément d’énergie, d’investissement, d’espoir pour que ça se termine bien. Et puis, ça s’est terminé comme on le sait, on est forcément très touchés pour la famille.

Georges : On ressent beaucoup de tristesse parce qu’il est allé au bout de sa mission, il est mort dans des conditions affreuses.

Grégoire : Denis est un garçon que j’ai eu l’honneur d’avoir sous mes ordres […]. C’est à la fois un équipier très professionnel, multicompétent, et un garçon très attachant, quelqu’un de très équilibré, calme, sensé. La nouvelle de sa mort a été vécue par moi, comme par tous mes camarades, comme un grand drame. Maintenant, par égard pour sa famille, je n’en dirai pas plus.

XIII

Le cas Massoud

Retour en Afghanistan. De Moscou à Washington, en passant par Londres, Téhéran et Islamabad, c’était un secret — oui, mais de Polichinelle : Massoud était le champion des Français dans cette partie du monde que l’immense majorité aurait peiné à situer sur une carte. Toutefois, ce qui était une évidence à l’extérieur de la DGSE l’était souvent moins à l’intérieur. Le débat a été vif pour savoir si le Tadjik méritait l’attention, particulièrement après le départ de l’URSS. Le farouche commandant des Moudjahidines se transforma en 1992 à la fois en ministre de la Défense d’un fragile gouvernement afghan et en chef de guerre implacable contre les factions opposées. De 1992 à 1996, Kaboul est rasé, suscitant l’exaspération d’une population qui ne tarde pas à accueillir les Taliban en libérateurs. Revenu de force dans « sa » vallée du Panshir, Massoud change alors à nouveau de veste, endossant désormais celle de l’opposant farouche au nouveau régime. Autant le dire : à chacune de ces étapes, la question du maintien de la liaison fut débattue au sein de la DGSE. Et c’est légitime car, dans le cas inverse, cela aurait signifié que le soutien n’avait que peu de valeur. Massoud n’a sans doute jamais su combien les officiers français qu’il vit venir à lui durant toutes ces années ont dû faire preuve d’acharnement, autant pour rejoindre son pays dans les pires conditions que pour le défendre en France, au beau soleil d’un pays se croyant en paix…