JCN : Au début des années 1990, l’un des plus gros dossiers du Service clandestin est la liaison avec le commandant Massoud. Pourtant, l’URSS a quitté le pays en 1989…
Patrick : On est dans un contexte, ces années-là, où les différents chefs de guerre afghans se font la guerre. C’est dramatique en un sens : ils ont réussi à mettre les Soviétiques dehors, ils se retrouvent entre eux, et qu’est-ce qu’ils font ? Ils ne font que se taper dessus pour prendre le pouvoir. Il était intéressant d’aller au contact de Massoud. Massoud, c’était un grand chef de guerre, tout le monde le reconnaît. On avait une relation avec lui, faite du soutien aux Tadjiks dans la vallée du Panshir pendant toute la guerre contre les Soviétiques, une relation de confiance. Aller à son contact dans un contexte délicat de guerre, c’était vraiment un moyen important pour la France de se faire une vision de la situation en Afghanistan, et de prendre les bonnes décisions en termes d’assistance, en termes d’opérations, voire de soutien.
JCN : Qu’apporte-t-il de son côté à la DGSE ?
Patrick : Le gros sujet de l’époque, c’étaient les camps d’entraînement « arabes » — on les appelait comme ça : les camps d’entraînement où il y avait beaucoup d’étrangers restés en Afghanistan à l’issue de la guerre contre les Soviétiques ou venus [après] pour s’entraîner et lutter. C’étaient les prémices du mouvement islamiste. Et c’est à ce moment-là que nous avons demandé à Massoud de nous aider parce qu’il était fermement convaincu que ces camps d’entraînement [allaient] à l’encontre de l’islam d’une part, et d’autre part à l’encontre du développement de son pays. Et il n’a pas eu tort…
JCN : À la fin des années 1990, pourquoi cette liaison avec Massoud prend-elle plus d’ampleur encore alors que le monde semble se détourner de la zone ?
Grégoire : La liaison existe depuis plusieurs années, donc je n’en revendique aucunement la paternité. J’ai la chance à cette époque-là d’avoir un chef de mission qui s’investit pleinement dans ce dossier, qui va très régulièrement et pour des durées assez longues en Afghanistan, et qui réussit à nouer une véritable relation de confiance, presque amicale avec le commandant Massoud. Ce qui nous permet d’avoir une vue beaucoup plus précise de la situation en Afghanistan, de la position de Massoud et de ses problèmes. Il y a eu des époques où était évoqué le fait que Massoud était has been et ne présentait plus beaucoup d’intérêt. Donc, il a fallu se battre, intensifier les missions et la collecte de renseignements pour montrer qu’il y avait toujours un intérêt à garder un contact étroit avec Massoud.
François : Ces renseignements sont principalement d’ordre militaire : savoir qui fait quoi sur le terrain, face à qui, les alliances. Quels sont les financements de ces alliances, comment ça s’opère. Et surtout, avec l’émergence d’Al-Qaïda dans les années 1998–1999, et Ben Laden, c’est du renseignement de type contre-terroriste. Voilà le type d’informations qu’on va chercher sur le terrain.
Grégoire : Les renseignements concernent les Taliban qui se sont déjà emparés d’une partie du pays, et qui ont la velléité d’éradiquer le Panshir, donc de supprimer Massoud. Ça concerne aussi la capacité propre à Massoud et à son parti de résister. Ça concerne [enfin] les soutiens extérieurs dont peuvent bénéficier Massoud ou inversement les Taliban. Bref, tout ce qu’on appelle du renseignement d’ambiance, qui nous permet de décrypter un peu la situation réelle du pays à cette époque-là […]. Cela a été fait parfaitement par mon chef de mission de l’époque.
JCN : C’était François ?
Grégoire : Oui.
François : Je prends le dossier officiellement en février 1999. Je ne cache pas qu’à l’époque, le centre névralgique des réflexions d’un militaire de carrière n’est pas l’Afghanistan… À raison d’une ou deux séances de trois, quatre heures par semaine, [un] proche du commandant Massoud, qui est son représentant officiel en France à l’époque, va me former […]. Qu’est-ce que l’Afghanistan ? Qu’est-ce que sa culture ? Qu’est-ce que l’ex-Alliance du Nord[37] ? Qu’est-ce que les Taliban, un Pachtoune, un Tadjik, un Ouzbek, un Hazara, un Ismaélien… ?
JCN : En quoi consiste la liaison avec Massoud quand vous la récupérez ?
François : Ce sont des missions de va-et-vient, des missions temporaires. Le service est aussi au contact du commandant Massoud à travers une liaison cryptée quotidienne. On procède à un échange d’informations, principalement ce qu’il se passe sur le terrain. En contrepartie, le service soutient physiquement, en termes d’équipement et de formation, les services du commandant Massoud. Lorsque je mène ma première mission en mai 1999, on continue à faire des missions de va-et-vient. Le point fort à l’époque de Grégoire, c’est de se dire : comment transformer cette mission d’intervalle, qui consiste à envoyer deux à trois fois par an des missions de contact, comment obtenir des informations plus précises, pour être présents physiquement, voir venir la crise et être là quand la crise va se déclarer ? Le directeur des opérations dit : « Je veux un effet immédiat sur le terrain, je veux une présence permanente, donc François va passer six mois d’affilée dans la vallée du Panshir… » Quand on connaît la vallée du Panshir, quand on voit comment elle est enclavée, isolée du reste de l’Afghanistan, quand on connaît la personnalité du commandant Massoud qui n’aime pas être suivi, qui aime bien sa liberté, c’est une mission quasi impossible ! Avec Grégoire, on va définir un autre concept, dont la finalité sera bien d’avoir un dispositif permanent sur zone, mais au lieu de le monter en Afghanistan, on va le monter [dans un pays limitrophe]. Pourquoi là-bas ? Massoud y a toutes ses bases logistiques, tous ses soutiens s’y trouvent, c’est là où il vient se ressourcer, où il reçoit les appuis logistiques des Iraniens, des Indiens, des Russes — parce que les Russes sont également très présents. Donc, l’idée va être de monter cette structure permanente [dans ce pays], de manière à être au plus près de ses services, de sa base arrière et, à partir de là, de faire des missions de va-et-vient, plusieurs fois par an.
JCN : Vous n’y avez jamais eu de sentiment d’insécurité ?
François : Nous sommes dans une zone d’obédience russe, culturellement russe. Donc, il est évident qu’à partir du moment où on va travailler dans leur zone d’engagement, on rentre dans leur cercle de surveillance. Ça fait partie des prérequis. On estime qu’on va être a minima suivis, plus ou moins repérés. Mais, pour nous, la menace russe n’est pas importante, car nous avons des intérêts communs […]. La menace qui pèse sur le reste de l’Empire russe, c’est le fondamentalisme d’Al-Qaïda. Donc, pour lui, l’ennemi d’hier, Massoud, va devenir l’allié du moment. Les services russes n’auront de cesse d’observer ce que peuvent faire les Français. Fort heureusement, je vais pouvoir masquer une partie de mon dispositif et détourner l’attention vers une autre structure française […] qui n’y est pour rien, mais c’est elle qui va focaliser l’attention…
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Créée en 1996 par le commandant Massoud, elle fédéra des factions moudjahidin autrefois rivales pour le combat contre les Taliban.