JCN : Vous disiez que la capitale de ce pays était la plaque tournante de tous les services de renseignement de la région…
François : Un jour de rencontre avec un de mes correspondants afghans, je me trouve dans un des rares restaurants style Burger King version turque, et là, mon correspondant, lui-même sous couverture, me fait signe et me dit : « Regarde, autour de toi. » Et ce jour-là, dans la même salle, il y avait un clandestin russe, pakistanais, indien… On s’est retrouvés à plusieurs, chacun en train d’opérer ses contacts séparés !
JCN : Quelles impressions peut procurer la rencontre avec une figure comme Massoud ?
Patrick : À l’époque, il était au sein du gouvernement afghan, en lutte contre d’autres factions, et il essayait de maintenir un semblant de gouvernement, malgré les attaques permanentes des mouvements pachtounes ou du côté de Dostom[38]. Je l’ai rencontré dans des conditions clandestines, mais il savait pertinemment que j’étais du service. Un soir, il s’est passé un moment fort. Je l’ai rencontré avec juste un traducteur parce qu’il comprenait le français, mais ne parlait pas la langue, et j’ai pu ainsi prendre le thé pendant plusieurs heures en tête à tête. Ça a été un grand moment pour moi.
JCN : Dans quel état d’esprit se trouvait-il ?
Patrick : Il était détendu dans la mesure où il se sentait en confiance. Je pense qu’il était francophile au fond de lui-même, il avait fait ses études au lycée français de Kaboul. Il a toujours eu un grand tropisme pour l’action française, notamment à travers les ONG telles que Médecins sans frontières, Médecins du monde, les fameux French Doctors en Afghanistan. Les Français ont toujours été présents dans la vallée du Panshir, sa vallée natale, et vis-à-vis des services, il y avait une relation de confiance bien établie avec lui.
Grégoire : C’est d’abord un personnage, Massoud, parce que c’est une gueule. C’est quelqu’un qui est extrêmement posé, qui a un regard perçant, d’aigle, quelqu’un qui est très réfléchi, qui est véritablement charismatique avec à la fois — c’est ce qui m’a un peu étonné parce que c’était la première et dernière fois que je l’ai rencontré physiquement — une espèce de naïveté presque enfantine. Il évoque [ainsi] ses difficultés à obtenir du renseignement lui-même sur la partie adverse des Taliban, et [il] m’explique qu’il envisage d’acheter des petits avions télécommandés sur lesquels il fixerait, avec des moyens de fortune, des caméras pour pouvoir aller filmer […] derrière les barrières montagneuses. En fait, Massoud a inventé avant l’heure le concept du drone, ce qui était visionnaire de sa part !
François : [Ma] première mission se fait à travers les hélicoptères du commandant Massoud, que la résistance afghane a pris à l’Union soviétique, donc des Mi-8 et Mi-17, rapiécés de toutes parts. À l’époque[39], Massoud ne dispose plus que de 10 % géographiques du pays afghan. C’est tout ce qu’il lui reste. Il a donc deux bases principales, la vallée du Panshir et la région de Taloqan […]. Ma première rencontre avec Massoud va avoir lieu à cette occasion-là, je vais monter dans son hélicoptère, il est dedans, il vient me saluer comme à chaque fois que je le rencontrerai pendant ces années où nous allons travailler ensemble. Il m’appellera systématiquement en français, montrant l’attachement qu’il avait à la fois envers le service et vis-à-vis de la France.
JCN : Votre première vraie discussion intervient cependant beaucoup plus tard…
François : Je vais me retrouver pendant neuf jours dans une guest house […]. Je ne peux pas rejoindre la vallée du Panshir parce que la météo [est] désastreuse et que les hélicoptères ne [peuvent] pas passer. Mais au lieu de me le dire, ce qui m’aurait permis de prendre du recul et de comprendre la situation, on ne me dit rien, à tel point que je vais téléphoner à mon contact afghan à Paris. C’est lui qui va me tenir informé… C’est une autre culture, le temps n’a pas d’emprise chez eux. C’était la première mission… Je m’y suis fait !
JCN : En raison de la structure permanente que vous avez installée, vous êtes l’officier de renseignement qui a le plus pratiqué Massoud. Comment le décririez-vous ?
François : Chez Massoud, il y a trois personnalités différentes : l’homme, le chef de guerre et l’homme politique. L’homme est ouvert sur l’Occident, ça, c’est vrai. Pour en avoir discuté plusieurs fois avec lui, sa femme n’est pas voilée, même si je ne l’ai pas rencontrée et même si dans la tradition afghane, on ne rencontre pas les femmes de ses correspondants, de ses amis, c’est la vie culturelle afghane. Ça n’a rien à voir avec le fondamentalisme et l’obscurantisme. La deuxième personnalité de Massoud, c’est un chef qui n’a connu que la guerre depuis qu’il a quitté le lycée français de Kaboul. On ne fait pas la guerre avec de la dentelle. Les Afghans sont des tribus guerrières, cela fait partie de leur histoire. Le troisième, c’est l’homme politique : il veut sortir son pays du marasme fondamentaliste, mais il est conscient que cela ne se fera pas en cinq minutes. Son pays, pour le résumer, sort à peine du Moyen Âge. Les Afghans vivent dans des montagnes, ils n’ont pas de téléphones portables, ils n’ont pas d’eau courante, ils n’ont pas d’électricité […]. Il est aussi conscient que ses chefs, ses commandants locaux, qui sont des purs guerriers, n’ont pas le même niveau d’éducation que lui. Et il va être obligé de composer avec. Il va surtout être obligé de financer son effort de guerre. Car les Russes ne lui font aucun cadeau : tout l’armement livré est payant, et à des sommes exorbitantes. Massoud finance, avec les soutiens extérieurs, les émeraudes dont sa famille est propriétaire dans la vallée du Panshir et la vente d’opium. Massoud a toujours été contre le trafic d’opium, profondément, mais il va financer son effort de guerre à travers la dîme que ses commandants locaux vont lui payer, il ne faut pas se voiler la face. Massoud est contre, mais il va s’en servir, car il [en] a besoin.
XIV
Le champ complet
La mondialisation ne touche pas que l’économie. Elle a aussi affecté la conduite des nations en l’éloignant en France de la position gaullienne, qui postulait une reconnaissance des États, et non de leurs gouvernements. Depuis une vingtaine d’années, Paris et les grandes capitales occidentales passent les régimes au tamis de leurs certitudes, et décident d’en décapiter certains ou d’en conserver d’autres, avec des critères qui peuvent varier au gré des alternances électorales. Un brouillard nocif s’est levé sur les zones à risques du monde, qui permet désormais aux insurrections ou aux rébellions les plus extrémistes, ainsi qu’aux gouvernements qu’ils combattent, de transférer la responsabilité de leurs propres excès sur le compte de l’Occident. Or, un parallèle est édifiant. En mars 2011, l’Otan intervient en Libye. Kadhafi est tué sept mois plus tard et depuis, le chaos règne. Été 2013 : Paris échoue à convaincre Londres et Washington de sanctionner Damas. Bachar el-Assad reste en poste, et depuis… le chaos règne. Il devrait rester au moins comme constante l’importance de toujours maintenir des liens, même dans les pires circonstances. Porter les mots qui empêchent une guerre ou y mettent fin n’a jamais impliqué de cautionner l’attitude de l’adversaire.