JCN : Vous avez passé plusieurs années aux côtés de Massoud. Comment viviez-vous le fait que la DGSE était au contact d’autres personnalités en Afghanistan ?
François : Le propre d’un service, c’est d’avoir le plus de fers au feu. On avait un fer au feu avec Massoud, avec les Wardak, et avec les Taliban. Les trois composantes étaient bien distinctes, et les informations remontaient vers les analystes qui faisaient leur tri et leurs notes de synthèse générale.
Grégoire : Le Service clandestin ne fait pas d’analyses géopolitiques. On est une flottille de chalutiers, on va chercher le poisson, on le dépose sur le quai, et ensuite, il y a des gens qui sont là pour traiter le poisson. Donc, on collecte du renseignement, on le fournit à la DR[40] […] et c’est à eux de trier le bon renseignement du mauvais.
Hervé : C’est frustrant parfois de rentrer et de voir que l’on a produit un effort, et parfois pris des risques, pour quelque chose qui n’est pas, ou mal, valorisé. Un analyste est souverain dans son analyse. Je ne m’attends pas à ce qu’il m’explique comment je dois conduire ma mission sur le terrain, et de même je respecte ce qu’il sait ou ne sait pas, la multitude d’informations dont il dispose. C’est aussi ça, l’esprit critique, se dire que je peux avoir des pistes, beaucoup de renseignements qui vont dans le même sens, une intuition, mais finalement, c’est l’analyste qui va apporter son savoir et qui va contextualiser.
Patrick : La DGSE est une maison feutrée, on n’est pas sur un ring avec les uns qui pensent blanc, d’autres qui pensent noir. Cette maison récupère des tas d’informations de partout, des tas d’analyses […]. C’est au plus haut niveau de se faire une idée de ce qui peut être la meilleure analyse du moment.
Fabrice : Le travail de la DGSE, c’est de démystifier, c’est de dire la vérité crue, de décortiquer les relations de pouvoir, de comprendre un contexte, d’essayer de prévoir ce qu’ils vont penser, ce qu’ils vont faire et voir en quoi ça peut aller à l’encontre des intérêts français. Même si cette vérité n’est pas lue, n’est pas écoutée parce qu’elle dérange des a priori — c’est le message de Cassandre : on tue le messager qui apporte un message qu’on n’a pas envie d’entendre.
Vincent : Un des points forts d’un service de renseignement, c’est [qu’] il joue le champ complet. Oui, on avait des contacts avec Massoud, avec l’Alliance du Nord, oui, on avait des contacts avec le processus de Rome[41]. Oui, on avait des contacts avec les Taliban…
JCN : Si la liaison avec Massoud est l’apanage du Service clandestin, le contact avec la plupart des autres commandants, dont certains iront grossir les rangs taliban, est assuré par le « poste » de la DGSE dans un pays limitrophe. Pourriez-vous nous décrire ce dont il s’agit ?
Norman : Un poste, c’est une structure qui est le plus souvent diplomatique, mais pas toujours. Lorsqu’elle est diplomatique, le poste est implanté dans une ambassade, sous une couverture donnée, qui peut être variable en fonction du pays. Au niveau du personnel : de quatre à neuf, en fonction du pays, des objectifs qui lui sont donnés. Il y a un plan national de recueil de renseignement qui est réalisé chaque année par le pouvoir politique. Le service reçoit des orientations et, en fonction, il oriente ses postes. Les services du pays considéré ne sont pas toujours informés de l’existence du poste, mais le plus souvent ils le sont. Dans ce cas, on parle de poste dit « totem », et dans ce cas-là, le chef de poste est en relation avec les services locaux. Mais le poste mène une action de recherche sur le terrain qui est différente de ce dont il parle avec le totem.
Michel : Étant chef de poste dans ce pays limitrophe, l’Afghanistan est un gros morceau pour nous, par héritage de la guerre contre les Soviétiques […]. Quand j’arrive, mes premiers mois sont calmes, on se passe des consignes avec mon prédécesseur[42]. On sait qu’il y a un nouveau mouvement en Afghanistan, les Taliban…
Norman : « Taleb » veut dire élève, les « Taliban » c’est le pluriel[43]. Sur 12 millions d’Afghans, 4 millions étaient réfugiés au Pakistan. Il a fallu que l’administration pakistanaise s’occupe des réfugiés au niveau du logement, de la nourriture, mais aussi au niveau de l’éducation pour les enfants. On a vu fleurir plus de cent cinquante madrasas dans ce qu’on appelle la zone tribale pakistanaise. Les camps de réfugiés étaient entretenus par l’argent pakistanais, mais surtout l’argent saoudien, qatari, émirati […]. Les jeunes Afghans ont été formés dans ces madrasas pakistanaises à un islam salaf. Donc, lorsque le Mollah Omar lança son appel, tous les jeunes dans les madrasas sont venus vers lui, et c’est comme ça que s’est créé le phénomène taliban.
Michel : On sait qu’il y a quelques religieux et d’anciens Moudjahidines, et on sait que cela se passe dans la région de Kandahar. Ces gens-là progressent gentiment au début, et puis, à partir de septembre [1996], ça s’emballe. Je reçois un coup de téléphone de Paris, on me dit : « Qu’est-ce qu’il se passe ? » Je dis : « Ils sont en train de rentrer à Kaboul ! » Ça a été toute la question de savoir qui ils étaient réellement, qu’est-ce qu’ils faisaient, où ils allaient, qu’est-ce qu’il pouvait y avoir en face d’eux. Et ça, ce n’était pas très évident…
Vincent : Quand on regarde l’histoire du phénomène taleb, il y a une rationalité. Il faut se souvenir que les Soviétiques ont quitté l’Afghanistan, parce que les Moudjahidines sont allés se battre. Ils sont allés se battre parce qu’il y avait un afflux de combattants qui venaient essentiellement des grandes madrasas du Pakistan, donc il y avait de la main-d’œuvre. Bien sûr, il y a eu de l’appui d’un certain nombre de services, des appuis techniques. Une fois que l’Union soviétique a quitté l’Afghanistan, les chefs de guerre se sont entre-déchirés. Et donc, il y a eu une approche [pour] remettre un peu d’ordre là-dedans, remettre du calme. Le général Babar[44] a poussé à la création du régime des Taliban en se disant qu’ils ont une éthique, ils sont certes religieux, mais qu’ils vont relativement gérer la crise dans le pays. Le problème, pour ces créatures, on va appeler ça comme ça, [c’est qu’] elles échappent à la main de leur maître. Et puis, elles sont devenues, en quelques années, incontrôlables.
JCN : Vous qui dirigez le poste de la DGSE d’un pays voisin de l’Afghanistan, comment définiriez-vous le jeu de l’ISI — les services de renseignement extérieur pakistanais ?
Norman : Les services pakistanais savaient, depuis la période où les Russes se trouvaient en Afghanistan, que la France s’intéressait au dossier afghan, que notre service avait soutenu Massoud, d’autres factions afghanes. Et ça ne les gênait pas.
Michel : Je n’ai pas d’instruction de ne pas rencontrer les gens de Massoud. Mais d’une part, il y avait un mélange des genres avec ce qu’il se passait dans le Panshir. Et d’autre part, là, je rentrais dans une autre problématique qui était celle de la relation avec l’ISI. L’ISI était le soutien des Taliban. Massoud était l’ennemi mortel des Taliban, mais surtout de l’ISI. Donc, si j’avais commencé à fricoter ouvertement avec les gens de Massoud, il est possible que j’aurais reçu des petits coups sur les doigts. Un de mes camarades à Beyrouth y a laissé sa vie parce qu’il se trouvait à faire le grand écart entre deux parties opposées. Dans ces années 1985–1990, les Libanais n’étaient pas très tendres : il a été abattu.
41
Ensemble de mouvances afghanes qui s’étaient rassemblées autour de l’ancien roi Zaher, en exil à Rome.