JCN : Les Taliban étaient partout présentés comme infréquentables. Pourquoi la DGSE entreprend-elle d’aller à leur contact ?
François : Si un service de renseignement refuse de se renseigner sur telle ou telle mouvance, parce qu’elle ne répond pas à ses critères, ce n’est plus un service de renseignement.
Vincent : Comme toujours, il y a la partie des relations internationales, entre pays, qui est montrable, avec les ambassades. Et puis, il y a le reste des canaux de communication informels ou formalisés, parce qu’il y a des crises en permanence […]. Un officier de renseignement ne se demande pas si c’est bien ou pas, si sa source est fréquentable ou non, mais si sa source est utile ou pas, si c’est de l’information clé ou pas.
Michel : Il ne faut pas oublier une des missions principales de la DGSE, du moins à cette époque, la diplomatie parallèle. En étant très prudent sur ce mot. En fait, pour moi, ce n’est pas de la diplomatie, c’est un canal d’écoute et de transmission. Dans toutes les ambassades où j’ai travaillé sous couverture, l’ambassadeur m’a toujours demandé de faire ce qu’ils appellent, eux, le sale boulot, qui est d’aller discuter avec les voyous, les gens qui ne sont pas fréquentables. Pour des raisons très simples : c’est compromettant pour eux de s’afficher avec des gens que la politique officielle de la France critique. D’un autre côté, ces gens-là, il faut bien les écouter, et parfois leur faire passer des messages très clairs et très nets. Et c’était le cas avec les Taliban, il fallait que quelqu’un les écoute.
Norman : De 1990 à 1992, les Américains commencent à se désintéresser du dossier afghan puisque la guerre, le djihad, était terminée contre les Russes. Le service, [lui,] continue à garder contact avec les factions afghanes.
Vincent : On dit qu’ils sont « infréquentables », mais, dans la réalité des faits, ils sont reconnus par trois pays : l’Arabie Saoudite, le Qatar, les Émirats arabes unis. Ils ont une représentation non officielle à New York, auprès des Nations unies. Ces mêmes Nations unies ont une représentation à Kaboul… Je ne vais pas vous dire que ce n’était pas un régime de tortionnaires, on a vu suffisamment d’images. Mais la représentation qu’on en a n’est pas la réalité.
Michel : Les lapidations, je ne peux pas nier qu’il y en avait, mais il y en a encore [de nos jours] en Arabie Saoudite… On joue sur la fibre sensible des Occidentaux.
Vincent : Une amie journaliste a fait une étude par exemple sur les écoles de filles. Elle avait dénombré une douzaine d’écoles à Kaboul, qui n’étaient pas des écoles de filles, mais qui étaient des écoles d’enfants dans lesquelles il y avait des filles… J’ai connu un diplomate taleb qui, lui, souhaitait rester à Islamabad, simplement parce qu’il voulait que sa fille apprenne à lire et à écrire… Encore une fois, la réalité est beaucoup plus complexe. C’était certes une dictature qui fonctionnait par la violence, qui massacrait un certain nombre de minorités, mais en même temps, il faut voir que Kaboul a quand même été détruit par les combats entre Hekmatyar et Massoud, et pas seulement par les Taliban. Ils créaient aussi de la sécurité : une femme qui était voilée pouvait tout de même circuler, bien sûr à condition qu’elle soit accompagnée de son fils, de son frère, ou de son mari. C’est complexe à comprendre, mais c’était une culture quand même moyenâgeuse, un espace de guerre dans lequel les acteurs tout autour de l’Afghanistan n’avaient de cesse de rajouter un peu de carburant pour entretenir le feu.
Michel : Je pourrais raconter l’histoire que tout le monde a connue, qui a fait la une de tous les grands journaux français à l’époque : la petite fille de 6–7 ans à qui les Taliban avaient coupé les doigts parce qu’elle s’était mis du [vernis] à ongles. J’ai enquêté sur cette affaire. J’ai pu très rapidement démontrer que c’était une affaire inventée de toutes pièces par les services spéciaux iraniens pour discréditer les Taliban. Des affaires comme ça, on en a eu à la pelle.
Fabrice : Ce qu’on décrit à Paris est rarement la réalité. Les Taliban, ce sont essentiellement des Pachtounes, ils ont une vision très traditionnelle basée sur le Pachtounwali[45] et la sharia. Mais ce sont des gens pleins de fierté, ce sont des montagnards. Les Afghans sont attachants, qu’ils soient d’un côté ou de l’autre. J’étais là pour découvrir la vérité autant que je pouvais, en démystifiant un certain nombre de points de vue caricaturaux que nous plaquons de Paris sur le reste de la planète.
JCN : Pourquoi la DGSE a-t-elle mis sur pied un canal de communication avec les Taliban ?
Michel : Il faut bien comprendre que c’est un chaudron, l’Afghanistan […]. Dans votre fonction, vous savez tôt ou tard qu’il va y avoir un membre d’une ONG ou un journaliste qui va être pris en otage, et ça va être à vous d’aller au charbon pour le sortir de là. Si vous n’avez pas un dispositif préalable pour négocier, c’est déjà mal parti, donc il faut préparer l’avenir et se préparer au pire. C’est ce que doit faire tout bon officier.
Vincent : En 1999, il y [a] eu l’avion d’Indian Airlines qui a été détourné [et] qui s’est posé à Kandahar. Vous avez eu des prises d’otages. Donc, à partir du moment où on a des représentants nationaux dans un pays, il est normal que le service ait des relations, non officielles, organisées de façon structurelle ou conjoncturelle, ceci pour mieux gérer les éventuels problèmes.
JCN : En l’espèce, comment vous y prenez-vous ?
Michel : Si je veux bien renseigner sur les Taliban, il faut que je réussisse à recruter à l’intérieur du mouvement. Ce n’est pas très évident. Mais mon prédécesseur avait eu le nez fin en détectant un religieux soufi qui était bien introduit parmi ce qu’on pourrait appeler les conseils décisionnels constituants du mouvement taliban. Donc, en prenant du temps, nous avons fait passer ce message que nous étions prêts à discuter. Un jour, j’ai été convoqué à une réunion. Je me suis retrouvé tout seul, et j’avais en face de moi quinze Taliban. Les salamalecs terminés, nous allons entamer la discussion sérieuse, et là, le chef taliban, suivi de ses congénères, attaque une prière. La discussion recommence, de nouveau par des formules de politesse. On commence à réaborder le sujet, même cinéma, la prière. Connaissant quand même un petit peu le monde de l’islam, je savais très bien que ça n’était pas l’heure de la prière et qu’on n’en n’enchaîne pas plusieurs de suite comme ça. À la troisième prière, je me suis mis à genoux, en position de prière chrétienne et j’ai attendu. J’ai vu le chef taliban qui lève la tête, me regarde d’un air étonné, se retourne vers mon traducteur, et qui dit : « Qu’est-ce qu’il fait, le Français ? » Le traducteur me demande, et je lui dis : « Tu vas lui dire que ça fait trois fois qu’il communique avec son Dieu. On n’est pas venus là pour raconter des trucs de diplomate, donc moi je téléphone à mon Dieu, puisqu’apparemment on est censés avoir le même, et je demande des instructions à Dieu. On finira peut-être par y arriver… » Le traducteur refuse de dire ça en disant : « Tu ne te rends pas compte, ils vont nous massacrer ! » C’est quand même un peu tendu, car ils sont armés et musclés. Je finis par forcer le traducteur à dire exactement ce que je lui dis, et là, le chef taliban fait un grand sourire et dit aux autres de s’asseoir. Et la discussion est partie.