JCN : Comment avez-vous été amené à être chargé de ce dossier ?
Benoît : La première année d’intégration au Service action, [est dispensée] une formation sur l’assistance aux mouvements insurrectionnels. Cette formation se fait sur le terrain ; on y apprend à monter des filières logistiques. Et puis, dans une partie plus théorique, les différents élèves choisissent une situation du moment où ils doivent retranscrire, au travers d’une activité réelle, ce qu’on leur a appris pendant les cours théoriques. Il se trouve que j’ai récupéré le dossier afghan. On est en 1986, début 1987, la résistance afghane bat son plein, je me passionne pour ce sujet […]. Le travail que je fournis est remarqué, et à ce moment-là, l’état-major [du SA] cherche un jeune officier pour s’occuper d’un des mouvements et naturellement je suis appelé par mon chef à Paris.
JCN : Pouvez-vous brosser le tableau de la DGSE en Afghanistan à l’époque ?
Benoît : Tout est cloisonné, mais je vais découvrir assez vite que le Service action soutient deux mouvements, ou plus exactement deux commandants : le commandant Wardak, qui est un Pachtoune, et, un peu plus au Nord, le commandant Massoud, qui est lui tadjik. Massoud jouissait déjà d’une belle réputation, il était bien connu de l’opinion publique parce qu’il y avait ces French Doctors qui se rendaient régulièrement dans la vallée du Panshir. Il parlait le français et il travaillait déjà son image. Des contacts sont pris à ce moment-là par la Direction du renseignement[9] avec un mouvement royaliste, modéré, très pro-occidental, le Ma’az[10], dont le dirigeant est le Pir[11] Gailani. Ce mouvement, qui n’a aucune compétence dans le domaine militaire, a besoin d’une assistance pour former les commandants qui font allégeance, et c’est la mission qui m’est confiée.
JCN : Quel était l’intérêt pour la DGSE de soutenir un tel mouvement ?
Benoît : Je pense qu’il y avait une vraie volonté à ce moment-là de rentrer dans les aspects plus politiques du dossier. Les commandants qui étaient soutenus par le service action étaient des commandants de terrain. Là, on commençait à monter au niveau politique de la résistance. Je rappelle qu’on est au début 1987 et que c’est le moment où on commence à sentir une évolution sur le dossier afghan. Je pense que la France, à ce moment-là, a besoin de s’intéresser de plus près au dossier, et naturellement, c’est une mission que récupère la DGSE, et en particulier la Direction du renseignement.
JCN : De tous les commandants afghans, le fondamentaliste Gulbuddin Hekmatyar était certainement le plus dangereux pour l’Occident. Pourquoi les Américains l’ont-ils soutenu ?
Benoît : Cela partait du principe qu’[ils] ont mis en œuvre : on ne traite pas directement la résistance afghane, on passe par les services pakistanais. Donc, ils se [sont rendus] dépendants des choix de l’ISI[12]. Les Français, eux, avaient décidé de garder la maîtrise des contacts et des choix qu’ils faisaient au sein de la résistance.
JCN : Alors que les Américains n’hésitent pas à livrer des missiles antiaériens Stinger [13] , que propose la DGSE aux commandants afghans et que réclament ces derniers ?
Benoît : La DGSE n’avait pas pris l’option de livrer de matériel, en tout état de cause à l’échelle de la CIA — un peu de matériel a été fourni. L’option fut plutôt de former les structures militaires des mouvements. En l’occurrence, pour le Ma’az, formation aux techniques de la guérilla du fils du Pir Gailani, Mohammed, qui avait vocation à devenir le chef militaire, mais également d’une demi-douzaine de commandants : comment organiser un mouvement, comment saboter un pont — un savoir-faire militaire finalement assez basique. Toute la formation se fait généralement en France, dans des camps militaires dont une partie est réservée au Service action. Pourquoi ne faisait-on pas la formation sur le terrain ? D’abord, parce que cela nécessitait tout de même un certain nombre d’instructeurs spécialisés dans le domaine du tir au mortier, du tir aux armes légères, des explosifs, des techniques radios. Donc, pour éviter d’avoir à emmener une trop grosse équipe au Pakistan, avec toutes les contraintes opérationnelles [de la clandestinité], c’était plus simple de faire venir les gens en France et de les former dans un camp militaire.
JCN : Comment cela se passe-t-il concrètement ?
Benoît : On met six Afghans dans un avion. On les récupère à Paris, on les met dans une camionnette, on met un film translucide sur les fenêtres, et on les emmène au camp de Cercottes où on les équipe…
Patrick : Le camp de Cercottes, c’est, pour le situer, la maison mère du Service action. C’est là que l’on fait tous les stages de base, de formation des agents clandestins.
JCN : Pouvez-vous nous le décrire un peu plus, vous qui l’avez commandé par la suite… ?
Patrick (sourire) : C’est un beau camp qui se situe dans une belle forêt de la région d’Orléans, avec des bâtiments modernes, et surtout des équipements adaptés à l’action clandestine…
Benoît : À Cercottes, débute la formation théorique. Les Afghans vivent en huis clos avec leurs instructeurs, mais les sollicitations sont fortes pour qu’on les emmène se promener… Finalement, on me donne l’accord de leur faire découvrir Paris. On organise donc une petite sortie récréative, bien encadrée, avec un certain nombre de personnels du service. Sur la route entre Orléans et Paris, l’interprète m’explique que c’est l’heure de la prière, donc qu’il faut s’arrêter. Pas évident au milieu de la nationale 20 ! Donc, on sort, je crois que c’était du côté de Montlhéry, on trouve un lotissement en cours de construction, et ils se précipitent pour faire la prière. À ce moment-là, arrive un garçon en mobylette qui, fasciné par ce spectacle, oublie de prendre son virage et tombe… Plus grave, à la tour Eiffel, tout à coup, en comptant nos effectifs, nous nous sommes rendu compte qu’il nous manquait un stagiaire, un commandant, qui avait tout simplement disparu… On a appris par la suite qu’il avait rejoint son frère en Allemagne.
JCN : Comment ont réagi vos supérieurs… ?
Benoît : C’était finalement le problème de nos amis afghans… Nous n’avions aucun droit de regard sur la sélection des stagiaires, c’était leur problème s’il y avait des gens moins motivés pour le combat que pour rejoindre l’Europe.
9
En plus de la Direction des opérations, la DGSE compte quatre grandes directions : la Direction de l’administration et des finances, la Direction technique, la Direction de la stratégie et donc la Direction du renseignement, chargée de l’analyse des renseignements collectés de toutes voies, dont celle des postes à l’étranger qui sont également sous sa responsabilité.
13
D’aucuns en ont fait le tournant de la guerre en Afghanistan. Une étude plus poussée laisse apparaître cependant que non seulement les pilotes soviétiques se sont adaptés aux nouvelles conditions de vol, mais que surtout, les raisons du départ de l’URSS sont plus profondes, liées en premier lieu à l’effondrement du système communiste à l’intérieur même de ses frontières.