JCN : Par la suite, vous avez été sans doute le premier officier de renseignement occidental à vous rendre à Kandahar, fief des Taliban. Courriez-vous un risque… ?
Michel : Je pense que certains de mes camarades au SA avaient des vies beaucoup plus dangereuses que la mienne ! Oui, il y avait un risque. [Mais] il faut faire confiance. Si vous avez peur de l’adversaire, il faut changer de métier. Pendant un jour ou deux, il y a eu un gros flottement, et j’ai eu l’impression d’être fait prisonnier. […] En fait, Oussama Ben Laden habitait à deux cents mètres de chez Mollah Omar… Ses gens avaient appris qu’un Occidental était là pour négocier avec Mollah Omar et ils le cherchaient pour le tuer… Les Taliban ont assuré ma protection pendant deux jours et ils me l’ont dit après. J’ai pu le faire recouper par mes gens sur place, et c’était vrai. On pouvait voir Mollah Omar, mais je ne l’ai pas vu. J’ai vu tous ses bras droits, en particulier le conseiller religion, un vrai ouléma. La seule chose qu’il m’ait demandée : il voulait rencontrer le pape ! Nous avons commencé à discuter avec l’embryon de service de renseignement des Taliban de sujets d’intérêt commun, selon la formule consacrée.
JCN : C’est-à-dire ?
Michel : « Vous, Taliban, quels sont les problèmes que vous avez ? » [Ils répondent : ] « Les ONG dans telle région font du prosélytisme. On vous demande d’ouvrir une maternité pour les femmes, mais vous voulez ne mettre que des médecins hommes. On a besoin de construire des routes à tel endroit… »
Norman : À l’époque, personne ne voulait parler avec eux. Donc ils étaient contents d’avoir un contact avec la France via les services. D’autant plus que, dans le mouvement taliban, certains avaient participé à la guerre contre les Russes, au contact de factions afghanes que nous soutenions, donc ils avaient une très bonne opinion de la France en général.
JCN : Savent-ils pour la relation de la France avec Massoud ?
Michel : Tout le monde est au courant ! Une des grandes interrogations des Taliban : « Qu’est-ce que vous faites encore avec ce type qui est ringard, il est aussi méchant que nous ? » Massoud a fait un boulot formidable pendant la guerre contre les Russes. À cette époque, l’islamisme radical, c’était notre allié pour faire tomber le communisme, les Soviétiques, et ça a marché. Et puis après, la sortie ne s’est pas faite proprement. Personne ne s’est occupé, non pas de Massoud, mais du devenir de l’Afghanistan. Et là, du côté afghan, on reprend les vieilles traditions, luttes entre tribus, régions, courants religieux, ethnies, et Massoud devient un chef de guerre. Et c’est là que nous ne nous en apercevons pas vraiment parce que c’est notre « copain ». Je découvre des trucs sur Massoud qui n’est quand même pas le Monsieur que l’on a vendu aux Français.
JCN : Vous qui avez été clandestin dans les zones détenues par les Taliban, partagez-vous cette opinion selon laquelle l’Afghanistan était considéré en France sous un prisme déformant ?
Fabrice : À l’époque talibane, en discutant avec des Kaboulis ou des Heratis éduqués, on aurait pu imaginer qu’ils étaient désespérés par le régime taliban. Mais ce qu’ils mettaient en avant, c’est que pour la première fois depuis vingt ans, ils avaient la sécurité. Ils n’avaient pas peur que leur femme soit enlevée, que leurs enfants meurent dans une explosion… Ils disaient : « Oui, les Taliban sont pénibles, mais ils vont se calmer, ils vont s’adoucir si vous les reconnaissez. » C’était tout le discours que j’avais tenu en rentrant, mais ce n’était pas un discours dominant en France. Le discours dominant, c’était : « Massoud, le lion du Panshir », alors qu’il était détesté par les Kaboulis parce qu’il avait détruit en partie Kaboul. En fait, il y avait un focus sur quelques milliers de personnes, très éduquées certes, l’élite dirigeante de l’Afghanistan, mais qui n’étaient pas la réalité du pays et c’était difficile à faire passer. Le plus frustrant pour moi — et c’est une des raisons de mon départ in fine du service —, c’est de dire que l’information que vous donnez, vous l’avez arrachée à la sueur de votre front, en prenant des risques physiques, et en faisant prendre des risques politiques à la France, mais que ça compte moins que l’édito du Monde et que [c’est] l’édito du Monde [qui] va donner le ton à nos politiques…
Michel : Un certain nombre d’entre nous font remarquer tout de même qu’entre des gens comme Hekmatyar ou Massoud, c’est le même fondamentalisme. Et puis, quand les Taliban apprennent que des gens du GIA algérien sont réfugiés chez Massoud, ça demande réflexion… Sachant qu’à l’époque, notre ennemi prioritaire, c’était le GIA algérien. Un jour, ils m’ont donné une vidéo sur laquelle on voyait des conteneurs à Kaboul où des femmes avaient été kidnappées pour assouvir les désirs sexuels des troupes de Massoud. Personne n’a jamais parlé de ça en France, et je les ai vues, ces vidéos. Vous êtes bien obligé de vous poser des questions et d’aller voir si c’est de la manipulation.
Grégoire : Que [Massoud] ait eu, à une certaine époque, des positions qui seraient considérées maintenant radicales, oui. C’était toute la complexité du personnage. Il y avait cette dualité à la fois ancrée dans une tradition islamique très forte, mais capable d’ouverture sur la civilisation occidentale et sur le mode de pensée occidental.
François : Je pensais que les burqas, c’était chez les Taliban, et je trouve des burqas chez l’Alliance du Nord : je me demande où je suis tombé ! Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’Afghanistan est un pays avant tout extrêmement rural […]. Quand on connaît physiquement, après, l’Afghanistan — je vais y passer quelques années — ça n’a rien à voir, c’est culturel, ça fait partie du paysage afghan, de la manière de s’habiller, de la volonté de protéger leurs épouses, leurs filles de la vue de l’« Infidèle ». Ce n’est pas propre à l’Afghanistan, c’est propre à la culture musulmane plus ou moins fondamentaliste.
Grégoire : C’est normal qu’il y ait plusieurs sons de cloche [à la DGSE]. Ça a été le cas sur l’Afghanistan comme dans d’autres pays que je ne citerai pas, où il y avait des positions qui étaient complètement antagonistes entre la perception qu’on en avait, nous [au service clandestin], et celle de la Direction du renseignement […]. C’est à celui qui fera le plus beau coup, qui obtiendra le scoop… Ensuite, il y a des rivalités de personnes. L’analyste passe ses journées à son bureau à écrire, à exploiter du renseignement, et écrire des synthèses, et [il] a son collègue du Service clandestin qui, lui, passe six mois de l’année à côté de Massoud.