Patrick : Je pense que ces gens-là, dans leur bureau bien au chaud de Paris, avec les informations qu’ils avaient par ailleurs, se sont fait une idée, mais ils n’ont pas rencontré l’homme. Moi, je l’ai rencontré, et je suis convaincu qu’il n’était pas un islamiste terroriste tel qu’il a été présenté. J’en ai la ferme conviction. J’ai eu en face de moi un homme pieux, religieux, profondément religieux et profondément respectueux des autres religions. Les vrais religieux ne sont pas des terroristes, et l’islam est une religion de paix comme toutes les autres religions.
François : Qu’il soit un grand humaniste, personnellement, j’en doute un peu. Qu’il soit ouvert vers l’Occident, ça, c’est un fait, on en a discuté, pendant des heures […]. Et j’ai la faiblesse de croire qu’il disait vrai. Malheureusement, il n’a pas pu le faire. A contrario, il y en a d’autres qui l’ont rencontré une ou deux heures, et là, Massoud était devenu le Dieu vivant, le symbole de la Résistance. Ça montre bien que c’est quelqu’un qui ne laissait pas indifférent, on l’aimait [ou] on ne l’aimait pas, mais on ne restait jamais neutre.
Grégoire : La qualité fondamentale qu’on demande à un OT, c’est l’objectivité, qui est toujours relative parce qu’on est de toute façon imprégné du milieu dans lequel on a vécu pendant sa mission. On est imprégné par les personnes, par leur discours, leurs positions. Mais on doit essayer de ne pas épouser la cause des personnes qu’on côtoie. On n’est pas là pour ça. On est là pour comprendre ce qui se passe, pour identifier les forces en présence ou naissantes, et pour renseigner sur la situation d’une zone. On a le droit d’avoir son avis, […] de ne pas être d’accord avec les choix du gouvernement, mais en tant qu’OT, on se doit d’être dans une objectivité la plus complète.
Patrick : C’est une facilité de dire [que], quand on est sur le terrain, on est intoxiqué par les gens qui vous parlent. Et quand on est dans un bureau, on n’est pas intoxiqué ? On reçoit des dépêches ou des informations, mais elles viennent d’où ces informations ? Je pense que personne ne détient la science infuse.
François : Moi, je n’ai pas honte de dire que j’étais pro-Massoud. Et heureusement, car si je ne l’avais pas été, jamais lui ou ses correspondants ne m’auraient parlé de la même manière. Je crois qu’il faut faire preuve de bon sens. Pour que quelqu’un accepte de parler, il faut faire cause commune avec lui […]. Mais je ne suis pas en train de faire du prosélytisme en disant « Massoud, c’était l’homme de la situation ». Au même titre que j’étais pro-Massoud, certains de mes camarades étaient pro-Taliban, ce qui est normal.
Michel : À un moment donné, au sein de la Centrale, certains ont vu en moi un pro-Taliban acharné. Ça m’a peut-être même couté cher pour la suite de ma carrière. Et c’est le plus désagréable à vivre, car celui qui est au contact des Taliban, s’il crie sur les toits qu’il est anti-Taliban, il a peu de chances que ses missions réussissent…
JCN : Après Michel, comment entretenez-vous le canal avec les Taliban ?
Vincent : On me fait passer un message en me disant que je peux rencontrer Qari Amanullah[46], à Peshawar, telle date à telle heure. J’arrive avec un peu d’avance, et puis j’attends. Faut pas avoir peur de boire plusieurs tasses de thé ! Et puis, Qari Amanullah arrive […]. Il me raconte tous ses petits bobos, et on se met d’accord sur l’existence d’un canal de communication. Et il me dit : « Il va falloir venir me voir à Kaboul. » Bien sûr, tout ça remonte au service.
JCN : Quel est le but des conversations que vous avez eues ensuite ?
Vincent : Ma mission est très simple, c’est de savoir en avance de phase s’il y a des Français, ou des structures françaises, qui posent problème en Afghanistan, pour intervenir avant. En contrepartie, ils demandent des choses…
JCN : Les Taliban demandent-ils à la DGSE d’arrêter la liaison avec Massoud ?
Michel : Dans ce genre de négociations, en tout cas, dans la partie adverse, il y a toujours des demandes qui sont extrêmes. Mais c’est normal, si vous ne placez pas la barre de discussion très haut, vous n’aurez rien en retour.
Vincent : Leur demande ultime, c’est une représentation à Paris […]. Comme le service, les autorités françaises ne sont pas tout à fait d’accord, on descend à ce qu’il y a de plus bas, c’est-à-dire, des visites à Paris. Donc, il y a eu deux visites. [Lors de] la première, je me souviens qu’il y avait un tribunal qui voulait se former pour les juger…
Michel : Nous nous sommes retrouvés là dans un rôle d’agence de voyages. Nous avons emmené un groupe de hauts dignitaires Taliban à Paris. Personne ne voulait les voir et surtout, ça devait être secret. Avant de les emmener au Quai d’Orsay, il a fallu leur faire faire un certain nombre de visites dans Paris. Je me rappellerai toujours qu’ils avaient demandé à visiter Notre-Dame, et si possible d’assister à une messe […]. Je vous laisse imaginer la tête des fidèles qui ont vu des enturbannés entourés de gorilles se déplacer un dimanche dans une Notre-Dame pleine ! C’était assez amusant… Et surtout, les Taliban ont vu une jeune femme qui était en prière intense dans une chapelle annexe. Ils sont restés un quart d’heure à la regarder, et ils m’en ont parlé pendant des heures après. Ils avaient pris conscience qu’il y avait aussi chez nous un aspect religieux, et ça les avait beaucoup ouverts sur la France.
Vincent : La deuxième visite, il y avait eu une manifestation devant le Quai d’Orsay… Bien sûr, la diplomate[47] qui les recevait leur disait tout un tas de choses concernant les droits de l’homme, et notamment le droit des femmes, mais eux, [ils] étaient satisfaits, car ça leur donnait le sentiment d’avoir un régime légitime.
Norman : Ils voulaient être reconnus, qu’on discute avec eux, qu’on ne les laisse pas totalement isolés dans l’arène diplomatique.
JCN : Cette passerelle avec le régime taleb a été vivement critiquée non seulement en France, mais sur place, en particulier par les quelques humanitaires français qui osaient encore œuvrer à Kaboul. Comment vit-on le fait d’être cloué au pilori par ceux que vous cherchez à protéger ?
Norman : C’est la seule fois que j’ai eu du mal peut-être à me faire comprendre, pas tant du service, mais je sais que le service a eu quelques difficultés à faire comprendre l’intérêt [pour] notre gouvernement à continuer à entretenir des liaisons avec les Taliban.
Michel : Pour un jeune OT qui commence sa carrière, se sentir dans le rôle du chevalier blanc, et recevoir des œufs pourris sur la figure, c’est vrai que ce n’est pas toujours agréable à vivre. Maintenant, un OT qui a déjà un petit peu de bouteille est détaché de tout ça…
XV
Les signaux d’alerte
Pour l’excellent écrivain américain Michael Barry, l’Afghanistan est le « royaume de l’insolence ». À lire ce qui est sempiternellement raconté à son sujet, il est à craindre qu’il soit aussi devenu la terre du préjugé. Combien de fois entend-on ranger les Taliban afghans des années 1990 dans la même catégorie « djihadiste » que l’État islamique de 2017 ? Combien de fois a-t-on expliqué que l’Afghanistan est le creuset de tous les périls que l’Occident doit aujourd’hui affronter ? Combien de fois a-t-il été asséné que les États-Unis n’avaient qu’à se mordre les doigts puisque ce sont eux qui ont financé Ben Laden et ceux qu’on appelait alors les « volontaires arabes », lesquels se seraient tout bonnement transportés au Levant à partir de 2011 ? Ces affirmations à l’emporte-pièce sont d’une efficacité redoutable car à leur simplisme doit répondre une argumentation, elle, beaucoup plus fouillée, que le grand public, abreuvé de médias instantanés, n’a plus la patience d’écouter. Soyons donc aussi lapidaires que les procureurs patentés : l’Afghanistan n’a été que le terrain d’application d’une doctrine « djihadiste » séculaire, qui n’a d’autre rapport avec l’Occident que la détestation que celui-ci lui inspire. Et aux avant-gardes, les officiers traitants de la DGSE ont rempli leur rôle de témoin assermenté de la propagation d’un danger dont le paroxysme, pour l’heure, a été atteint le 11 septembre 2001.