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JCN : Peut-on dire que, pendant la guerre contre l’URSS, l’Occident a sous-estimé les conséquences à long terme d’un soutien aux Moudjahidines afghans ?

Benoît : Je pense que les Français avaient une vision assez exacte, assez précise […]. [Ils] avaient choisi de maîtriser parfaitement leurs contacts, de travailler avec les commandants qu’ils avaient choisis, sans passer par [la] sélection des services pakistanais. L’aide américaine arrivait au travers d’un certain nombre de pays amis. Ce sont les services pakistanais qui redistribuaient les armes aux mouvements afghans, et ils favorisaient outrageusement, pour des raisons politiques et religieuses, le mouvement de Gulbuddin Hekmatyar. À cette époque-là, des mouvements […] radicaux islamistes [existaient déjà], dont le Hezb-e-Islami du dénommé Hekmatyar, qui, alors que l’Union soviétique occupait l’intégralité du territoire afghan, annonçait déjà que la guerre suivante serait menée contre les Américains et les Français.

JCN : La DGSE a-t-elle fait partager ses craintes ?

Benoît : On avait une coordination avec la CIA à Paris. Ça devait être au mois de mai 1987. Le représentant de la CIA nous annonce que les États-Unis ont décidé d’augmenter massivement leur aide et leur soutien à la résistance afghane, et en particulier de lui fournir ces fameux missiles Stinger, qui sont des armes redoutables, puisqu’avec pratiquement aucune formation, vous voyez un avion qui passe dans le ciel, vous pointez vaguement votre missile, vous tirez, et votre missile, à 95 % de chances, va détruire votre avion ou votre hélicoptère. Donc, on a demandé aux Américains s’ils avaient pris des mesures techniques pour faire en sorte que ces missiles aient une durée de vie limitée — on pourrait appeler ça de l’obsolescence programmée. Je me souviens très bien cette phrase d’un Américain : « But why ? The bads are the reds ?  » Et de lui avoir répondu : « Yes, today, but in the future[48]… ? » On s’était dit que ce ne serait pas forcément une très bonne chose d’avoir ces missiles qui se baladent pour une durée indéfinie… Ce qui était assez troublant, c’était cette naïveté de la CIA… C’est tout à fait le genre de missiles qui, dans l’axe d’une piste d’aviation, peut permettre de détruire un Boeing ou un avion commercial.

JCN : Après le départ de l’URSS, l’Occident se détourne de l’Afghanistan où se développe dans les années 1990 le cancer djihadiste.

Benoît : Moi, je n’avais jamais entendu le terme « djihad ». Mais Gulbuddin Hekmatyar parlait quand même du grand et du petit Satan, et disait bien qu’après les Soviétiques, il faudrait peut-être s’occuper des Français et des Américains qui représentaient déjà pour eux des cibles potentielles. Mais il n’y avait vraiment que Gulbuddin qui avait ce langage. Chez les autres, pas du tout.

Norman : Très rapidement, on s’est aperçus que de jeunes Français venaient au Pakistan pour suivre des formations aux prêches. Ces jeunes étaient en général des binationaux, franco-algériens, franco-tunisiens ou franco-marocains, musulmans. Compte tenu du contexte de l’époque en France — il y avait eu un certain nombre d’attentats[49] —, il nous est apparu intéressant et indispensable de suivre ce que faisaient ces jeunes Français. Au départ, c’était uniquement sur le terrain pakistanais : ils allaient à un centre, que je ne nommerai pas, mais extrêmement important, où ils recevaient une formation religieuse sérieuse. Après, ils rentraient en France et un certain nombre de ces jeunes allaient dans les mosquées à Paris, ou ailleurs. [Ils] pouvaient être approchés par des gens du GIA algérien.

JCN : De quelle manière la DGSE se penche-t-elle sur ces filières ?

Norman : Le poste [que je dirige dans un pays voisin de l’Afghanistan] s’est intéressé à ces filières, qu’on appelle « afghanes ». J’ai eu l’occasion d’approcher, de débriefer un paquet de ces jeunes sur le terrain car la plupart d’entre eux devaient passer par l’ambassade de France au niveau de leur passeport. L’idée après, c’était d’essayer de recruter des gens parmi eux pour voir ce qui se passait dans les camps, parce qu’on s’est aperçus très rapidement qu’un certain nombre […] se faisaient recruter par des mouvements activistes sérieux. Certains étaient renvoyés au Pakistan, et à partir de là, envoyés dans des camps d’entraînement en Afghanistan. Ces camps, en fait, avaient été ouverts à l’époque du djihad contre les Russes et [ils] n’ont pas été fermés parce que les Arabes étaient non grata chez eux, ils ne pouvaient plus rentrer, que ce soient les Algériens du GIA ou les Égyptiens du Jamaat-e-Islami.

Vincent  : On savait que, jusqu’au milieu des années 1990, il y avait un bureau à Peshawar, qui recrutait les gens, leur faisait passer la frontière nuitamment ou de façon clandestine, et ensuite les gens se retrouvaient dans les camps. Eux en parlaient peu et les retours que j’ai pu avoir [des Taliban] sur les différentes questions, c’était que les volontaires arabes étaient très à part, leurs papiers n’étaient pas détenus par le ministère de l’Intérieur [taleb]. Il y avait des armoires à part, il y avait des bureaux à part, avec des gens à part, avec des légendes à part.

JCN : Est-il envisageable pour un service occidental comme la DGSE d’infiltrer ce genre de camps ?

Vincent  : C’est difficile pour un chef de poste qui est déclaré de mener des recherches aussi chaudes, donc ça ne peut être fait que dans le cadre de collaborations.

Norman : Le problème était de recruter des gens susceptibles d’aller dans ces camps. Il y avait déjà les sources afghanes dont nous disposions, mais les Afghans n’ont jamais participé à l’entraînement à caractère terroriste. Bien souvent, ils n’aimaient pas les Arabes d’ailleurs, mais enfin, les Arabes s’étaient battus avec eux. Les Afghans contrôlaient simplement les camps au niveau de la gestion administrative […], donc pouvaient donner des informations sur la population qui y transitait. On savait [qu’] il y avait des Français. C’est comme ça qu’on a connu l’existence d’un certain nombre de camps dont Khalden et Darounta. J’avais une source égyptienne aussi, qui, elle, avait des contacts avec les milieux arabes. Et puis, l’idée, bien évidemment, c’était de débriefer les jeunes Français qui transitaient par ces camps. Il est vraisemblable que nos services de sécurité en France, connaissant le nom d’un certain nombre de ces personnes que j’avais signalées, les ont approchées. Moi, sur le terrain, on m’a transmis une source arabe qui était destinée à une formation dans un de ces camps, que j’ai pu traiter pendant quelque temps. Elle m’a fourni un certain nombre d’informations sur ce qui se passait dans tel camp, en particulier celui dans lequel se trouvait leur formation aux explosifs, aux engins spéciaux, aux poisons, etc.[50]

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48

« Mais pourquoi ? Les méchants, ce sont les rouges [i.e. les communistes], non ? » « Oui, aujourd’hui, mais à l’avenir ? »

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49

L’année 1995 en particulier a été marquée, entre autres, par les attentats dans le RER Saint-Michel le 25 juillet, place de l’Étoile le 17 août, contre l’école juive de Villeurbanne le 7 septembre.

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50

Il s’agit du camp de Darounta.