Выбрать главу

Vincent  : Darounta se trouve entre Djalalabad et Kaboul. Ce camp avait la particularité de développer ce qu’on appelait pompeusement des armes biologiques. On avait besoin de savoir quel type d’armes, ce qui se faisait là-dedans. C’est très difficile de mener ce type de recherches seul, donc on le menait en coopération avec un service allié. Ce service allié avait des moyens techniques importants. Nous qui avions une approche plus french touch, on avait réussi à avoir un contact au sein du camp de Darounta et il avait réussi à nous prendre des photos. Comme toujours, c’est très difficile de demander à quelqu’un de prendre des photos ; au départ, on s’était rendu compte qu’à chaque fois, on perdait l’appareil… Donc, j’ai commencé par donner des jetables, et ils ne touchaient une rémunération qu’à partir du moment où ils me rapportaient le film. Ça a bien marché, et au cours d’une réunion avec ce service allié[51], ils me montrent des photos qui avaient été prises en altitude. Après me les avoir montrées, ils les rangent et je demande une copie de ces photos. Ils me disent que ce n’est pas possible, qu’elles sont classifiées et qu’ils ne peuvent pas me les donner. Donc, j’ouvre ma chemise et je leur dis : « C’est un peu dommage parce que, du coup, je ne peux pas vous donner les miennes » — des photos qu’on avait prises du terrain. On voyait l’organisation, pas seulement des baraquements, on voyait des personnes, des véhicules. Bien sûr, ça l’a mis un peu en émoi, et dès le soir, il me rappelait pour échanger nos photos ! On peut être David contre Goliath, mais on peut trouver un intérêt commun de temps en temps à s’échanger des informations…

Michel : Je crois que c’est communément admis dans le monde du renseignement : autant les Américains ont une puissance énorme sur le technique, autant en sources humaines, nous étions beaucoup mieux placés qu’eux.

Vincent  : Tout ça a mis le service en appétit. Le nombre de personnes, ceux qu’ils pouvaient fréquenter, les véhicules, c’était intéressant, mais pas satisfaisant. Ce que recherchait le service, c’était de savoir quels types de produits étaient utilisés. Comme c’était difficile d’entrer dans un laboratoire, on s’est dit que par le biais des eaux usées, on pourrait réussir. Donc, on a demandé [à notre source] de récupérer les eaux usées qui sortaient du laboratoire… Et puis, à la fin, j’ai une autre demande [de la centrale] : « C’est très simple, les chiens sont enterrés derrière, il suffit qu’on nous ramène un bout de chien… » Là, ça n’était plus possible ! Couper, prendre du chien, c’est haram, il ne pouvait pas se damner à ce point…

Norman : On était quand même assez inquiets parce qu’un certain nombre de ces jeunes après leur passage dans les camps rentraient chez eux. Et chez eux, ils étaient soit de bons musulmans […], soit ils pouvaient être recrutés dans des filières à caractère terroriste, comme soutiens d’infrastructures, porteurs de valises, même dans l’action pure et dure.

Patrick : On le ressentait au niveau du Service clandestin car on était sur le terrain, on était au contact. On sentait que tout cela allait monter en puissance. Massoud nous le disait : « Si vous ne nous aidez pas nous, un jour, vous aurez ce problème dans votre pays. » Après, c’est l’éternel problème qu’on a sur le terrain par rapport à d’autres informations qui parviennent d’autres services de renseignement, tels que les Pakistanais par exemple. Nous le reportions fidèlement et malheureusement, c’est difficile de convaincre parce qu’il y a toujours d’autres priorités. Et l’Afghanistan, à l’époque, ce n’était pas la priorité numéro 1.

François : Qu’il y aurait une crise majeure, [Massoud] ne cessait de nous le dire : « [elle] se caractérisera par l’effondrement de l’Alliance du Nord, une prédominance d’Al-Qaïda et des Taliban. » Cela dit, il occupait 10 % du pays… Personne ne se faisait beaucoup d’illusions sur le fait qu’il allait être capable de renverser la situation.

Norman : Ce qu’on peut dire avec certitude, c’est qu’à l’époque, on était les seuls sur le terrain à s’intéresser à ce dossier. Les Américains en particulier […] étaient moins concernés que nous, parce qu’ils […] n’imaginaient pas que ce qu’il se passait dans les camps pourrait avoir un impact chez eux.

Vincent  : Il y avait plusieurs options : l’option biologique, et puis tout ce qui concernait la bombe sale, l’achat de matières plus ou moins radioactives, que l’on mélange à de l’explosif. Ça, c’était un scénario auquel on était très attentif, [à] tous les bruits de vente, de revente de matières contaminées sur le marché, qu’il soit parallèle, mafieux. C’est parce que vous avez établi des liens, que vous êtes en contact avec un certain nombre de personnes, qu’elles ont confiance en vous, [qu’] elles sont capables de vous remonter l’information clé. J’avais une offre, à un moment donné, de tritium. Bien sûr, c’est dangereux, mais c’est difficile de faire une véritable bombe sale avec. On y est allés, [avec] tout ce qu’il fallait pour vérifier la radioactivité et au dernier moment, le service avec qui j’étais au téléphone me dit : « OK, c’est bon, on sait exactement ce que c’est, on a des photos, vous le rendez à son possesseur. »

Michel : Il y avait deux mondes. Il y avait l’Afghanistan des Taliban et les camps d’Oussama. Et là, le verrou se fermait un peu. Pour nous, surtout les gens du contre-espionnage, Ben Laden n’était pas un gros souci, car notre priorité à l’époque c’était tout ce qui touchait à l’Algérie, et en particulier le GIA. Nous avons commencé à monter en puissance sur Ben Laden quand il a été avéré que sa garde rapprochée était [formée] de combattants du GIA algérien.

Norman : Ben Laden était en Afghanistan pendant le djihad contre les Russes. Il est arrivé avec son argent, ses moyens humains et [il] a dégagé après que les Russes sont partis. Donc, Ben Laden était une figure pendant la période 1983–1988. Mais ce n’était pas un leader sur le terrain, pas du tout.

Michel : C’était pour moi un total inconnu. Je me suis retrouvé au Yémen de 1990 à 1994, et il y a eu, en 1992, le premier attentat à Aden, contre l’hôtel Gold Mohur[52]. En fait, l’attentat visait les Marines américains qui prenaient une dernière journée de détente avant de partir en Somalie. J’ai dû immédiatement aller voir ce qui se passait, et nous avons constaté que des gens se revendiquaient d’Oussama Ben Laden. J’ai prévenu la Centrale et — c’est la grande force d’une maison comme la nôtre — j’ai immédiatement eu un dossier colossal sur Oussama Ben Laden. Et c’est là que j’ai vu qui était ce personnage. Mais je n’en ai plus réentendu parler […]. En 1996–1997, Ben Laden, ce n’était pas un grand souci pour nous, car il n’était pas grand-chose. Il était dans une mouvance que nous suivions, qui était encore au croisement des héritages des réseaux de Moudjahidines, peut-être le prototype de ce qu’on appelle aujourd’hui les « djihadistes », ces jeunes qui venaient essentiellement du monde arabo-musulman pour s’entraîner, se former, dans le cadre de la cause palestinienne, de tous les grands conflits habituels des islamistes radicaux. Donc, Oussama Ben Laden n’était pas un Taliban et il n’était pas accepté par tous les Taliban ; il était plus proche des réseaux de Hekmatyar.

вернуться

51

Nul grand secret ne sera révélé en indiquant qu’il s’agit de la CIA…

вернуться

52

Le 29 décembre 1992. Cet attentat est considéré comme le premier perpétré par Al-Qaïda.