Norman : J’avais recruté une source afghane, un Mollah de très haut niveau, qui nous disait le ressenti de Mollah Omar vis-à-vis de Ben Laden. Quand Ben Laden est arrivé, il s’est installé à Djalalabad, une zone un peu moins contrôlée par les Taliban que Kandahar. Les Taliban ne contrôlaient pas du tout ce que faisaient Ben Laden et ses acolytes dans les camps d’entraînement en particulier.
Michel : Les Taliban l’hébergeaient car Ben Laden payait bien. Donc, un certain nombre de chefs de tribus afghans étaient contents d’accepter un camp chez eux. Mais il n’avait pas un poids énorme, il n’existait quasiment pas. Je crois que c’est mon adjoint qui, le premier, a trouvé le nom d’Al-Qaïda dans un journal en Ourdou, dans la région de Lahore il me semble. Il me dit : « Tiens, regarde, il y a un truc qui s’appelle Al-Qaïda. » Je me disais : « Ah ? tiens, un de plus… » Il faut dire que les mouvements islamistes, il y en avait des centaines. Et puis là, on regarde d’un peu plus près, et ça nous rappelle les réseaux d’Oussama Ben Laden. À l’époque, il était considéré comme un ennemi public, mais ce n’était pas le monstre. Le 11 septembre n’était pas passé par là.
Norman : Avant l’affaire du 11 septembre, il y a eu les deux opérations, au Kenya [et] en Tanzanie, montées par Ben Laden et Al-Qaïda[53]. Le Mollah Omar était furieux après Ben Laden. Les Américains ont bombardé en envoyant quelques Tomahawks en Afghanistan.
JCN : Quels sont vos souvenirs de ces frappes survenues le 20 août 1998 ?
Michel : Un jour, une source fiable m’a dit que Ben Laden serait [à] ce qu’on appelle une loya jirga, une assemblée générale de chefs de tribus afghans. Sachant que, de toute façon, Ben Laden n’était pas l’ennemi public numéro 1 pour la France, j’ai transmis ce renseignement au chef de poste de la CIA qui a monté une opération […]. En général, dans ces cas-là, mon ami de la CIA décrochait son téléphone, appelait l’amiral commandant la VIIIe flotte dans l’océan Indien, les Seals embarquaient dans des hélicoptères, allaient sur le lieu de la loya jirga, réglaient ça selon de vieilles méthodes traditionnelles, et repartaient. L’ennemi avait été neutralisé. L’ennui pour les communicants de la Maison Blanche à cette époque, c’est que ce genre d’opération était quand même plus ou moins secrète, et il n’y avait pas moyen d’en faire de la pub. Or, ce qui m’a été expliqué après par des amis américains, c’est que la Maison Blanche voulait absolument un gros coup de pub pour effacer un peu les contrecoups de [l’affaire] Monica Lewinsky. Finalement, j’apprends que les Américains ont changé le plan et que dans vingt-quatre heures, il y aura une frappe Tomahawks sur le lieu de la loya jirga. J’ai prévenu la Centrale, et je sais que quelques heures après, le DG était dans le bureau de Jacques Chirac pour lui annoncer que, le lendemain, les Tomahawks tomberaient sur l’Afghanistan. Ça a été une erreur stratégique énorme de la part des Américains parce que l’armée pakistanaise a détecté les départs de coups, et il y a quand même plusieurs centaines de kilomètres entre l’océan Indien et cet endroit dans le Sud de l’Afghanistan où se trouvait la loya jirga. L’ISI a certainement prévenu Ben Laden, qui s’est échappé. En fait, les Tomahawks ont tué plusieurs dizaines chefs de tribus, ce qui est un crime inacceptable pour les Afghans.
Vincent : Ils n’appelaient pas ça les Tomahawks, mais les « missiles Lewinsky ». Ils ont eu le sentiment qu’on les attaquait pour des motifs autres que ceux liés à la culture du pavot ou la présence d’Oussama sur le territoire.
Michel : À partir du lendemain, les relations avec toutes les sources afghanes, les relations avec tout ce que nous avions dans ces zones tribales du Nord-Est du Pakistan sont devenues quasiment gelées, très dures à activer. Il a fallu plusieurs mois pour rétablir la connexion. Si nous y réfléchissons bien aujourd’hui, il est possible de se demander si, dans le cas où le mode d’opération traditionnel, qui avait été choisi au début, avait [été exécuté], le 11 septembre [aurait] eu lieu…
Fabrice : Les Afghans ont un sens de l’hospitalité et un sens du service rendu, du sacrifice ; ces Arabes étaient venus mourir pour eux contre les Soviétiques. Ils […] avaient une dette d’honneur, une dette de sang, et dans le Pachtounwali, une dette doit être remboursée, donc ils n’allaient pas les mettre dehors. On ne pouvait pas le leur demander, ce n’était pas possible dans leurs codes culturels.
Michel : À partir de ce moment-là, il a été plus difficile d’obtenir du renseignement sur Oussama Ben Laden parce que, d’une part, lui-même s’est encore plus protégé et puis, chez les Taliban, c’était devenu l’hôte qu’on avait voulu tuer chez eux, et ça, c’était inacceptable. Ça a été le catalyseur d’une alliance entre les Taliban qui se sont durcis, [se tournant] beaucoup plus vers le wahhabisme. Je maintiens : une erreur stratégique énorme.
Fabrice : Les Taliban ont accepté Ben Laden et Al-Qaïda, et ils se sont mariés les uns les autres. Jusqu’à ce moment-là, si on les avait reconnus, je pense qu’ils auraient basculé dans un État certes chariatique, qu’on peut considérer pénible — mais finalement, l’Arabie Saoudite est un pays chariatique, et on fait plein de business avec eux… J’avais essayé de faire passer cette information-là, mais paradoxalement, il y avait l’autre information, celle qui venait de Massoud qui était notre allié historique, et l’ennemi des Taliban. Et c’étaient deux informations qui n’avaient pas le même poids…
François : [Grâce à Massoud], on avait les noms, on avait les lieux, on avait les rencontres. Tout ça est venu alimenter les bases de données du service de renseignement. Il nous avertissait depuis le début que Ben Laden était extrêmement présent et soutenu par les Saoudiens. Ce qui n’était pas un scoop, ça a été écrit, débattu, publié. Il ne cessait d’essayer de nous le prouver avec les filières de financement, les soutiens en équipement. Surtout, l’action prépondérante des services pakistanais […]. La cause principale du désordre, qui existe encore en Afghanistan aujourd’hui, reste l’omniprésence des services pakistanais qui tiennent tout.
XVI
Les vendanges de l’ombre
Il y a la théorie : un officier traitant doit rester impartial vis-à-vis de la personne qu’il traite. Et il y a la pratique : quand le commandant Massoud est tué dans un attentat, les membres du Service clandestin qui se sont relayés à ses côtés pleurent un proche dont, une quinzaine d’années plus tard, ils évoquent toujours la mémoire avec émotion. Le cas n’est pas unique. Ceux qui ont côtoyé Jonas Savimbi en Angola ont également conservé pour lui beaucoup d’estime. Un tel continue même à échanger avec quelque ancien commandant de rébellion ayant trouvé refuge en France. Finies la jungle, la pêche aux renseignements et les commandes d’armes. Il n’y a plus qu’un Français, ayant depuis longtemps révélé sa véritable identité, et un étranger qui, loin des armes et de la jungle, vit ses derniers jours en exil. Finis la géopolitique et les espoirs de destinée. Il n’y a plus que le respect et l’amitié.