JCN : Le 9 septembre 2001, Massoud est victime d’un attentat…
Grégoire : On est prévenus immédiatement par l’un des représentants de Massoud installé à Paris, qui est très proche de mon chef de mission […]. Il a fallu gérer… Sur ordre de la direction générale, j’ai renvoyé [François] en Afghanistan pour une mission initiale de trois semaines qui consistait à voir comment l’armée de Massoud faisait face à cette disparition, comment elle se réorganisait, quelles seraient les têtes émergentes pour succéder à Massoud.
François : On a plusieurs métiers, on a plusieurs identités, on a plusieurs dossiers, c’est ça la réalité au quotidien. Donc, nous sommes le 9 septembre 2001, je suis sur un autre dossier en Afrique et je suis prévenu par Grégoire. La stratégie appliquée par l’ex-Alliance du Nord, et qui va sauver le destin de l’Afghanistan, c’est de dire que Massoud est blessé alors qu’il est mort, de manière à ce que ses troupes au contact ne baissent pas les bras. Parce que, dans la foulée de l’attentat du 9 septembre, ce qui est prévu, c’est une déferlante des Taliban contre les troupes du commandant Massoud qui vont dans un premier temps fléchir, reculer et se ressaisir dans la perspective que leur chef n’est pas mort. La nouvelle ne leur sera annoncée que cinq jours après.
Vincent : La mort de Massoud, c’est un épiphénomène. C’est important d’un point de vue symbolique, il est venu en France, mais qu’il soit mort, c’était dans la logique des choses. S’il n’était pas mort dans l’attentat, il serait mort quelques jours ou semaines plus tard dans le Panshir…
Patrick : Personnellement, j’ai eu beaucoup de peine. On peut penser qu’un OT ne doit pas rentrer dans l’affect, parce qu’après, on va dire qu’il est influencé. Mais il faut savoir faire la part des choses. On a parlé de moralité dans le mauvais sens du terme. Là, je parle de moralité dans le bon sens. On a le droit — je pense que c’est même sain — d’avoir ses propres opinions sur les personnes qu’on rencontre.
François : Je reviens à Paris, je change de costume, je change de silhouette, de papiers, d’identité et je repars immédiatement, au plus près de la résistance afghane, donc de l’ex-Alliance du Nord, pour assurer du soutien de la France, du soutien du service et surtout prendre contact avec le nouveau chef qu’est le maréchal Fahim. Je rejoins l’Afghanistan vers le 20 septembre, je m’infiltre à nouveau dans la région de Taloqan et dans la vallée du Panshir. Ils sont, à ce moment-là, un peu déboussolés. Pour eux, ça vient d’Al-Qaïda, ça vient des Taliban, mais concrètement ils n’en ont pas compris le modus operandi […]. Ce sont les deux raisons pour lesquelles ils vont nous confier la totalité des preuves et des restes de l’attentat.
Grégoire : Je l’attribue à la fois à l’ancienneté du contact qu’on avait avec Massoud et au climat de confiance qu’avait su établir mon chef de mission. Il avait fait un travail remarquable de renseignement qui aura permis à la DGSE [d’] identifier la filière mise en place pour réaliser cet attentat, définir l’origine des explosifs, avoir le profil des terroristes. Toutes ces infos très utiles permettront de comprendre la logique derrière ces attentats et d’identifier les commanditaires.
François : Des remontées d’informations vont déterminer que ces passeports étaient belges, volés dans la région de Molenbeek, attribués à des identités fictives de journalistes marocains.
JCN : Le ministre de la Défense de l’époque, Alain Richard, déclare alors que des Français opèrent en Afghanistan. Quelles conséquences cela eut-il pour vous ?
François : Il ne les nomme pas, mais il suffit d’un peu de bon sens pour identifier que seuls des agents clandestins issus de la direction des opérations de la DGSE, ou à défaut du COS[54], peuvent opérer sur zone. Une information absolument maladroite, sans forcément mauvaise intention, mais sur la zone, la course à l’Européen et aux Français proprement dits est lâchée ! Les centaines de journalistes qui se sont prépositionnés, soit à Douchanbé au Tadjikistan, soit dans la poche où le commandant Massoud a été assassiné, [vont avoir pour] tâche quotidienne [d’] identifier quels sont les Français présents sur zone, et […] parmi ces Français, au nombre de cinq à peu près dans la vallée du Panshir et dans la région de Taloqan, qui sont [ceux] susceptibles d’être des agents français… Je vais recevoir des coups de téléphone de [la] représentante du Monde à Moscou et les communications ne vont pas arrêter, pour des raisons fallacieuses : « Tiens, vous êtes présent ? Qu’est-ce que vous faites en Afghanistan ? » […] Situation extrêmement délicate puisqu’on devient une cible potentielle, avec tous les risques que ça représente d’être dévoilé, y compris de servir d’appât pour les services adverses…
JCN : Deux jours après la mort de Massoud…
Grégoire : Le 11 septembre a été un choc mondial. On n’y était pas plus préparés, nous, que n’importe qui dans le monde. C’était une grande surprise. On le découvre à travers les images qui arrivent en direct de New York, à la télé, comme tous les Français. Et j’ai eu cette réflexion, puisque quelques-uns de mes OT n’étaient pas en mission : « Ça y est, les gars, maintenant c’est la guerre ! » Donc, on a attendu, et puis on a attendu des semaines, des mois, rien ne s’est passé.
JCN : Comment l’expliquez-vous ?
Grégoire : Géographiquement, [le Service clandestin] est dans une annexe en banlieue, donc on est un peu à l’écart des turbulences du siège. J’imagine qu’en hauts lieux, au niveau de la hiérarchie, dans la direction générale de la DGSE, il y a [eu] une quantité de réunions, de contacts avec les services amis, avec les Américains. J’ai espéré fortement, pendant des mois, que tout ça retombe un peu sur le service [clandestin] en termes de missions, d’axes de recherches, etc. Ça n’a pas été le cas pour une raison que je n’ai toujours pas comprise. Finalement, il ne se passera pas grand-chose de plus que d’habitude… Il faut dire aussi que, parallèlement, on est concentrés sur l’attentat de Massoud.
François : Est-ce que Massoud a eu une prémonition lorsqu’il est venu en avril 2001 [en France] ? Ce qu’il [a] dit s’est passé, [c’est-à-dire] que ce scénario contre lui-même, contre l’Afghanistan, serait doublé d’une attaque majeure en Occident. Est-ce qu’on aurait pu prédire cet événement d’envergure du 11 septembre ? Ce n’était pas mon dossier, je ne suis pas suffisamment compétent pour répondre à cette question.
Patrick : Je considère avec le rebours que ça n’a pas été pris en compte aussi sérieusement que ça aurait dû l’être. [Mais] avec le rebours, c’est facile de dire « on aurait dû ». Quelle phrase merveilleuse ! Non, ce n’est pas facile de prendre des décisions impactantes, de soutien, d’aller détruire des camps à des milliers de kilomètres. Est-ce qu’on avait la capacité de le faire, en temps utile… ? Peut-être aurait-il fallu considérer un peu plus la position de Massoud, oui, certes, mais aller à 100 % dans ce qu’il souhaitait faire, je comprends qu’on ne l’ait pas fait.