Fabrice : On m’avait dit : « L’Afghanistan, ça n’a pas beaucoup d’intérêt, mais ça te fera les dents. » C’était avant 2001, pas très longtemps avant. Autant dire qu’il y avait une forme de mauvaise compréhension de la réalité du terrain. Parce qu’on manquait de capteurs humains, et donc, dans ce cas-là, vu qu’il n’y avait plus d’ambassade, de sources clandestines.
Vincent : On s’attendait [à] des choses. Par exemple, à un moment donné, on a été capables de recueillir de l’information sur un potentiel détournement d’avion à Djibouti. Ils voulaient un Airbus. À Djibouti, il y a beaucoup d’Européens. Ils voulaient détourner l’Airbus et le faire péter. On a su. Quand ça s’est transmis, le service [a pris] toutes les mesures pour renforcer la sécurité, toutes les personnes qui y avaient accès n’y avaient plus accès. Bref, ils ont fait leur boulot. Le commando qui devait partir a préféré démonter parce que leurs accès à l’avion avaient été mis de côté…
Fabrice : Ce serait orgueilleux de dire que [le 11 septembre] n’était pas surprenant. Un coup de cette ampleur, je pense que les Taliban [en] ont eux-mêmes été très surpris.
Vincent : Moi, je suis dans la capitale d’un pays voisin. Le service veut savoir, veut avoir le sentiment de mes différents contacts sur cette affaire, y compris des contacts officiels. Savoir ce que ça signifie, qui est derrière, et pourquoi. Là, on a toutes les thèses qui apparaissent. La première, c’est de dire : « Non, Al-Qaïda ne peut jamais organiser ça » — ils ne sont pas assez structurés, c’est obligatoirement l’œuvre d’un service très compétent, très puissant. Et puis, il y en a d’autres qui s’interrogent, et qui disent que c’est peut-être plus complexe.
Michel : Une opinion très personnelle, c’est que si on avait vraiment arrêté avec Massoud, et si on n’avait pas gardé ce mythe, en économisant un an, deux ans sur la mort de Massoud, peut-être que la situation aurait été très différente. Peut-être même qu’il n’y aurait pas eu le 11 septembre ni d’occupation de l’Afghanistan par les troupes alliées…
Patrick : Comment est-ce qu’on peut dire des choses pareilles ? Comment on peut dire que le 11 septembre aurait pu être évité si on n’avait pas soutenu Massoud, alors que Massoud était le premier à nous dire où se situaient les camps d’entraînement de ceux qui sont allés ensuite à New York faire ce qu’ils ont fait ? C’est n’importe quoi ! Je m’inscris en faux, totalement, avec ça.
Grégoire : Avec des si on peut tout imaginer. Moi, je ne suis pas devin.
Vincent : Le service avait probablement d’autres sources d’information, soit des interceptions, soit d’autres sources qui étaient traitées ailleurs, mais moi, sur le théâtre pakistano-afghan, je n’ai pas eu d’informations particulières.
François : On peut toujours refaire l’histoire. Personne ne savait à la fin des années 1990 comment allait évoluer la situation ni qui allait l’emporter. Massoud alertait, mais les autres nous alertaient également, et essayaient de donner des signes de bonne volonté sur la légitimité de leur action. Un service de renseignement, c’est ça, c’est pouvoir renseigner toutes les parties, mais avec des acteurs différents.
JCN : Après le 11 septembre, la DGSE recueille cependant des fruits inattendus de sa longue présence dans la zone…
Vincent : Dans la période entre le 11 septembre et l’attaque de la coalition, il y a des pressions énormes qui sont effectuées sur Mollah Omar. Un Pir soufi organise en Afghanistan une réunion, une choura de six cents oulémas. Ce Pir dit : « On ne voit pas pourquoi le pays serait détruit à cause des décisions prises par des gens que l’on a accueillis, les volontaires arabes. » Il y a un vote, une majorité se dégage pour qu’Oussama soit expulsé.
Norman : Il est bon de rappeler que les Afghans n’ont pas été impliqués directement dans les opérations liées au 11 septembre. Ça a été monté dans les camps, avec des Arabes.
Vincent : Quelques semaines après, je suis approché. [On me demande : ] « Si quelqu’un risque la peine de mort dans un pays, est-ce que c’est vrai que la France ne peut pas l’extrader ? » Je dis oui. « Et si on vous [le] remettait, est-ce que vous seriez capables d’accueillir Oussama Ben Laden ? » Je ne sais pas si ce sont les Taliban tout seuls qui y ont pensé, ou s’ils ont été aidés par des tuteurs locaux ou régionaux, mais toujours est-il que par deux canaux différents, religieux et plus organisationnel, on me pose cette question. J’ai appris à être attentif et passif : je ne peux pas donner de réponse à ce type de question. Je me retourne vers mes autorités, je les appelle par téléphone crypté et ils me disent : « Ne bougez pas, on vous rappelle. » Bon, j’attends, très longtemps… Ça a dû ennuyer mes autorités hiérarchiques…
JCN : Parce que c’était un cadeau empoisonné ?
Vincent : Bien sûr ! Vous imaginez accueillir Oussama en France ? Vous imaginez ce qui peut se passer avec la communauté afghane, musulmane ? Tout devient possible, y compris le pire. Mais, quand on ne peut pas accueillir une personne dans un pays, on peut l’accueillir dans un pays ami…
JCN : Donc vous n’avez jamais reçu de réponse de votre hiérarchie avant le début des frappes américaines en Afghanistan ?
Vincent : Tout à fait, et après ce n’était plus possible. Je pense que c’était une étude théorique plus qu’autre chose, une alternative proposée par des décideurs autour de Mollah Omar : « On va le dégager dans de bonnes conditions, il ne sera pas tué »…
JCN : Au nord de l’Afghanistan, c’est un autre genre d’informations, mais tout aussi stratégiques, que François se voit offrir par les troupes de Massoud, le plan de frappes aériennes mis sur pied par l’état-major américain.
François : Ce que les autres vont payer, ou financer, nous allons l’avoir par idéologie. C’est le fruit de la politique d’investissement et le résultat des vingt ans de coopération entre nous et le clan Massoud. La délégation américaine arrive sur zone, et je vais récupérer la totalité des informations que les Afghans vont [lui] donner, à huit heures d’intervalle. C’est-à-dire qu’une journée après le passage de la délégation, je vais envoyer à Paris les cent dix cibles qui vont être frappées à partir du 7 octobre 2001. Ça va être pour moi un long travail. C’est qu’ils vont me livrer les cartes, mais des cartes russes, avec des coordonnées qui ne sont pas [celles du] système français. Il va falloir positionner sur ces cartes la situation exacte des cibles, redonner les véritables coordonnées des cartes militaires en vigueur au service, les rentrer sur l’ordinateur, les chiffrer et les envoyer en temps réel à Paris. Tout ça, au fin fond de la vallée du Panshir, et dans une petite maison sans électricité. Il va falloir pédaler pendant trente-six heures pour recharger les batteries qui me permettront d’envoyer la totalité des messages avec les bugs informatiques que l’on peut envisager. Mais, bien que les Américains ne nous aient pas communiqué le plan des frappes, le 7 octobre, lorsque les Américains bombardent, on a tout.