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Daniel : Ça dépend ce qu’on appelle « agent[60] ». Ça sera forcément une source, une source formée, mais une source, pas un officier traitant. Pour des raisons évidentes de sécurité, ça ne peut pas être un fonctionnaire de l’administration française. Et si ce n’est la DGSE, ça peut être d’autres services étrangers avec lesquels nous collaborons, et qui peuvent nous donner des informations.

Fabrice : L’État islamique au Levant, ce n’est pas forcément un travail pour le Service clandestin. Pourquoi ? Parce que, dans les zones de Daech, vous n’avez pas le choix : soit vous êtes avec eux, soit vous êtes contre eux, et pendus si vous êtes pris en otage. Donc, la seule possibilité, c’est d’avoir un agent d’infiltration. Ça veut dire infiltrer quelqu’un dans les milieux djihadistes parisiens ou français, lui faire faire toute la filière de recrutement, notamment vers la Turquie… Ça prend du temps. Et après, chez eux, comment il transmet l’information ? Parce qu’eux ne sont pas stupides, ils ont toujours un vrai service de contre-espionnage interne, et donc, au départ, ils n’ont pas du tout confiance dans les jeunes recrues… Pour peu que la jeune recrue soit un peu plus intelligente que les autres, ça pose question. Donc, ils vont le surveiller, et si in fine il ne peut pas transmettre l’information, quel est l’intérêt ? Ce qui est intéressant pour le Service clandestin, ce sont les zones de crise potentielles ou réalisées, où on s’installe pendant des années.

Hervé : Je ne me prononcerai pas sur des opérations en cours. Mais c’est un calcul qui appartient à la fois à l’OT clandestin, à son chef, au DG de la DGSE et aux autorités politiques. C’est-à-dire le calcul du risque par rapport à ce que l’on peut attendre d’un agent clandestin. Quand on peut envoyer un drone, tout le monde préfère envoyer un drone. Il y a une valeur humaine qu’on prend en compte tout le temps. Il n’y a rien de pire qu’un agent en danger, dont on ne maîtrise pas la sécurité, pour un renseignement qui finalement ne sera pas forcément stratégique.

JCN : Certains officiers traitants des années 1990 puisaient leurs motivations dans les attentats du GIA affectant alors la France. Ils voulaient à tout prix éviter que leurs propres enfants n’en soient un jour victimes…

Fabrice : C’est ce qui nous touche au plus proche qui génère le maximum de motivations. Et aujourd’hui, je pense que les jeunes officiers traitants post-Bataclan sont extrêmement motivés.

XVIII

De l’ombre à la lumière

C’est un jeu assez français. Vous posez une question dans le cadre d’une enquête. Votre interlocuteur marque un silence, vous fixe, regarde autour de lui, puis vous fait comprendre d’un clin d’œil ou à l’aide de mots bien choisis qu’il ne peut pas vous répondre parce qu’il a appartenu au service de renseignement extérieur de la France… Un conseil : passez votre chemin. Celui qui a vraiment été à la DGSE, soit il ne vous en dira rien, soit il vous répondra, car il sait ce qui est racontable et ce qui ne l’est pas. Ainsi que Grégoire l’a souligné, la mythomanie est activement recherchée chez tous les candidats à la clandestinité, même si le filet peut avoir des trous. Mais pour un cas d’ancien membre de la DGSE se répandant dans les médias, combien de centaines parvenant à concilier vie ordinaire et contraintes extraordinaires ? Le cinéma s’est assidûment intéressé au travail des officiers de renseignement, à leur rapport avec une double identité, le mensonge, etc. Il est un pan de leur vie bien moins exploité, le choc que constitue le retour en France, la confrontation entre le rythme trépidant d’une mission clandestine et la routine de la vie de famille.

JCN : Après des semaines, voire des mois, sur le terrain, comment vit-on le retour en France, à la maison ?

Patrick : Typiquement, [vous êtes] confronté à un génocide où vous voyez ce qu’il y a de pire dans l’humanité, et le lendemain, vous êtes chez vous [à] aller chercher trois croissants pour le petit-déjeuner avec votre épouse. Faut le gérer… C’est aussi, à rebours, être tranquillement en train de jouer au tennis avec des amis et, dans l’heure, de se retrouver confronté à une situation terrible. Il faut être prêt et c’est pour ça que cela nécessite de l’entraînement. Ce n’est pas quelque chose d’inné.

Georges : Le Service clandestin recherche […] des agents équilibrés, bien dans leurs baskets, qui peuvent passer d’une vie extrêmement excitante à une vie normale sans transition. Après, ça ne s’apprend pas.

Fabrice : Ça peut être compliqué à gérer. En l’occurrence, j’avais une épouse et des enfants. Pendant des mois, je ne les voyais pas et [je] rentre… Ils ont suivi leur propre trajectoire, j’ai suivi ma trajectoire. Je ne peux absolument pas parler de ce que j’ai fait parce que, non seulement je ne devrais pas, mais parce que ça n’intéresse pas tellement les gens. On ne se rend pas compte, mais quand on dit « J’étais là », et [qu’] on ne rentre pas dans le détail, dans un dîner en ville, ça n’intéressera pas grand monde. Et comme on est formé, instinctivement, on se met dans le repli, on a tendance à gommer les aspérités pour ne surtout pas sortir du lot et, en fait, on a une frustration de ne pas pouvoir partager.

Victor : Partir sous une identité six mois, en étant bien concentré, arriver en France et être le soir même à la maison, ça peut ne pas être une très bonne idée, car on va être un peu pénible. Ça laisse des traces, obligatoirement. On a beau dire qu’on se réadapte vite, on ne peut pas faire abstraction de ce qu’on a vécu […]. La mission n’est pas non plus un stress permanent, sinon ce serait invivable […]. On a l’impression de faire quelque chose qui est utile à sa petite échelle, très modestement, d’apporter sa contribution, donc il y a un côté plaisant. Malgré tout, il y a des circonstances qui peuvent être compliquées, donc comment fait-on quand on rentre ? Tout dépend de son caractère. Ce qui est bien, quand la mission a été vraiment compliquée, c’est de faire une sorte de sas, une petite transition.

Patrick : Il faut être très modeste. Regarder les choses telles qu’elles sont. Et se dire qu’on ne sort pas forcément indemnes de tout cela. De mon temps, il n’y avait pas de soutien psychologique quand on revenait de mission. Vous revenez d’un conflit, vous êtes dans la guerre, vous êtes dans des situations où vous voyez des moments pénibles, vous êtes confrontés à la mort et vous vous retrouvez du jour au lendemain dans Paris, insouciante, en paix. Cette période transitoire est un peu complexe, je dois le reconnaître avec le recul. Il y a eu des moments de décompression qui n’arrivent pas forcément tout de suite […]. On peut avoir des réactions absolument incompréhensibles pour son propre entourage. Je me suis [ainsi] retrouvé dans un stage à partager une chambre avec un policier, et en pleine nuit, je me réveille parce que je pensais qu’il y avait un bombardement. Je ne sais pas pourquoi, je lui tombe dessus. Je croyais qu’il m’agressait… Ça peut aller jusque-là… Nous ne sommes pas des machines, uniquement sur la mission, sur ce qu’il y a à faire. Il y a des implications psychologiques fortes, que l’on doit digérer et que l’on digère plus ou moins facilement et plus ou moins longtemps.

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60

On revient là à l’expression abusivement employée d’« agent secret ». Un « agent » est celui qui est manipulé par l’officier de renseignement pour parvenir à ses fins.