JCN : Quelles étaient les lignes rouges à ne pas franchir durant cette formation ?
Benoît : Ce n’était pas le premier mouvement insurrectionnel que nous formions[14] et à l’époque, la formation, notamment pour tout ce qui touchait le sabotage et les explosifs, était vraiment limitée aux actions de guérilla — comment faire sauter un pont, calculer une charge pour faire sauter une ligne de chemin de fer — et en aucun cas comment réaliser une bombe que l’on puisse mettre dans une gare ou dans une salle de cinéma — en particulier toute l’électronique nécessaire pour la mise de feu. Ces choses-là n’étaient absolument pas enseignées, ou même évoquées : les gens utilisaient de la mèche lente et une dérouleuse électrique pour mettre en œuvre leurs explosifs. C’était vrai de manière générale sur toutes les techniques.
JCN : Donc on ne peut pas dire que la DGSE a pu former des apprentis terroristes ?
Benoît : Non. Mais je ne peux pas garantir que, dans les commandants qu’on a formés, il n’y en ait pas qui, par la suite, soient devenus Taliban. Ce qui valide a posteriori le fait qu’il fallait être extrêmement rigoureux et clair sur les savoir-faire…
JCN : Par la suite, en partie pour vérifier que la formation a bien été assimilée, vous avez effectué des missions clandestines au Pakistan. Pouvez-vous nous décrire votre ressenti ?
Benoît : La première se fait avec un officier de la Direction du renseignement qui, lui, a le contact politique avec le mouvement. Donc, nous partons tous les deux au Pakistan pour que je fasse connaissance avec l’état-major, assez réduit à cette époque-là. Naturellement, je prends une fausse identité puisqu’il s’agissait quand même de garantir ma sécurité quelle que soit l’évolution de la mission. On avait en face de nous, potentiellement, l’Union soviétique et ses services. Même chez les Afghans, il pouvait y avoir des rivalités qui faisaient qu’un officier traitant pouvait faire l’objet éventuellement d’une attaque, ou d’un assassinat. Donc, il est important de me protéger, et surtout de protéger ma famille.
JCN : Comment cela se passe-t-il concrètement ?
Benoît : Ce qui est important, c’est qu’il ne faut pas qu’à un moment donné des éléments démontrent qu’il y a une double identité, une vraie et une fictive. Donc, il y a un petit passage — on pourrait appeler ça un sas — où l’officier de sécurité vérifie que vous avez éventuellement enlevé les étiquettes à votre nom de vos chemises, que vous n’avez pas un papier qui trahisse le fait que vous n’êtes pas celui que vous prétendez être. Une fois que c’est fait, on vous remet des papiers qui ont été un petit peu travaillés, pour sembler avoir un peu d’ancienneté — [sinon] ça pourrait attirer l’attention de la police et des douaniers. Et puis, vous retravaillez un peu votre légende, c’est-à-dire l’endroit d’où vous venez, où est-ce que vous êtes allé à l’école, où était votre adresse quand vous étiez jeune, le nom de quelques amis, de façon à avoir quelque chose de cohérent à dire si jamais on vous interroge.
JCN : Comment se passent sur le terrain les premiers contacts avec un chef afghan en pleine guerre ?
Benoît : En l’occurrence, les mouvements de la résistance afghane avaient tous leur état-major dans la ville de Peshawar qui était à l’époque assez calme. Dans une structure qu’on appelle la Maison Blanche, les humanitaires préparent leurs missions — car je rappelle qu’à cette époque-là, la présence française en Afghanistan, c’était avant tout les French Doctors et des humanitaires. Il y a un peu de fébrilité parce que les commandants afghans viennent à l’automne faire allégeance à l’un des sept principaux mouvements de résistance, et cette allégeance dépend de la fourniture en armement en retour. Les états-majors de ces mouvements sont assez copieux parce que ce sont en fait des familles, avec les cousins, etc. Tout ça reste cependant convivial, on mange des pistaches, on boit du thé, et puis, on discute de la situation…
JCN : Saviez-vous à ce moment ce que la DGSE avait pu livrer aux commandants Massoud et Wardak ?
Benoît : Non, c’était très cloisonné. En revanche, la récupération de matériel soviétique était un vrai sujet. […] Les Soviétiques commençaient à engager des unités de très haut niveau, notamment les Spetsnaz, des unités très bien équipées. Le matériel qui était utilisé présentait un intérêt évident pour les armées occidentales, en particulier pour les fabricants de matériel militaire. Par exemple, les postes radio, avec les systèmes de chiffrage, d’évasion de fréquence étaient d’un intérêt élevé. Le système de guidage d’un missile sol-air va permettre de concevoir des systèmes de contre-mesures pour les avions militaires. Donc, il y avait un vrai intérêt à récupérer le matériel militaire que les Soviétiques laissaient parfois sur le terrain. Mais autant nous étions tous alliés contre l’Union soviétique ; autant, sur ce sujet-là, chaque pays essayait de récupérer du matériel [de son côté] !
JCN : Comment s’organisait ce marché ?
Benoît : Son centre de gravité, c’était cette petite ville pas loin de Peshawar qui s’appelle Darah. À la base, c’est une espèce de marché de l’armement, un endroit où les Afghans viennent chercher des armes pour la vendetta. Elles sont fabriquées localement avec simplement un brasero, un morceau de tube, et trois outils. C’est autour de ce marché que s’organisait la revente du matériel de récupération. La difficulté était qu’ils n’avaient aucune idée des prix et de la valeur… Et très honnêtement, nous non plus ! Il nous fallait des experts du matériel militaire pour savoir si cela valait la peine de dépenser deux mille ou quatre mille francs pour un morceau de masque à gaz, un élément de poste radio. Or c’était compliqué car on devait prendre des photos, les rapporter en France, les experts militaires regardaient et disaient « bon OK », et bien entendu, quand on remontait à Peshawar, voire à Darah, impossible de retrouver le matériel ! Donc, c’est à ce moment-là qu’on a eu l’idée de développer un système en temps réel qui nous permettait de communiquer entre le terrain et la France : c’était le début de la communication par satellite. À l’époque, les fichiers que l’on pouvait transmettre étaient extrêmement réduits, c’était de l’ordre de 30 Ko […]. On avait commencé à concevoir un système qui permettait d’échanger par des espèces de zooms pour que l’expert militaire de Paris puisse dire « ça vaut le coup [de] l’acheter ».
JCN : Pour un officier français, quelle était la part de danger de se rendre à Darah ?
Benoît : Darah est dans cette zone tribale du Pakistan dont l’accès est interdit aux Occidentaux. Donc, pour y entrer, il fallait se désilhouetter, s’habiller comme un Afghan. Moi, j’étais plutôt blond et blanc de peau, mais comme les Nouristani — il n’y avait donc pas trop de problèmes. Il fallait mettre le pacol, bonnet traditionnel afghan, et puis le chawar kamiz, qui est une espèce de grande chemise avec un pantalon un peu bouffant. On me mettait dans une ambulance, et les contrôles n’étaient pas très rigoureux…