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JCN : Tant d’efforts, tant de joies, tant de peurs, tant de réussites et tant d’échecs, tout ça sans que personne n’en sache rien… N’est-ce pas également difficile à vivre dans la durée ?

Hervé : Ça peut paraître présomptueux mais la reconnaissance […], ce n’est pas pour ça que j’ai choisi d’aller à la DGSE, c’est même tout l’inverse. On le sait, les choses sont claires dès le départ. On vous explique : « Si vous êtes venu chercher la gloire à la DGSE, qu’elle soit en interne ou en externe vis-à-vis du grand public, vous vous êtes trompé de service. »

Patrick : Le service, c’est une histoire d’abnégation. C’est difficile de retranscrire le fait d’accomplir des missions, et de savoir pertinemment qu’elles ne seront jamais reconnues, que même à votre famille vous ne pourrez pas en parler, à vos enfants, votre épouse, votre mari. Tout ça c’est quelque chose qu’on prend en compte, et il faut l’accepter tout de suite, d’emblée.

Georges : Lors des tests de sélection, on nous demandait nos motivations. Et il y avait une question qui portait sur les décorations. On sait tous que les militaires qui interviennent dans les zones de guerre ont souvent peu de reconnaissance, si ce n’est les rubans colorés qu’ils portent à la poitrine. À la DGSE, à l’époque, il n’y avait pas ce genre de reconnaissance, les opérations étaient secrètes voire clandestines, et la seule reconnaissance que l’on pouvait avoir c’était une poignée de main ou des remerciements de la part du directeur général…

Patrick : Je me rappelle très bien que mon premier instructeur à Cercottes m’a dit : « Si vous êtes là pour les médailles, vous pouvez partir tout de suite. Allez dans d’autres régiments, là oui, vous trouverez peut-être votre bonheur. »

Grégoire : Il y a [tout de même] des décorations. Moi, j’aurai eu l’immense plaisir de décorer deux de mes subordonnés pendant ma période. Ce qui représente peu au vu des missions et des risques pris, mais à l’époque ça ne se pratiquait pas beaucoup. La citation[61] est très générique, et ne mentionne pas forcément les véritables endroits où a eu lieu la mission. On peut utiliser des pays ou des zones écrans, puisque ce n’est après tout qu’un jeu d’écriture, administratif. La remise de la médaille se fait dans un lieu extrêmement confidentiel, en présence du minimum de personnes, c’est-à-dire de l’intéressé lui-même et de ses deux chefs, chef de service et DO.

Sandra : Après, même si ces médailles existent, elles sont un peu compliquées à exposer dans une vitrine. Parce qu’il va falloir les expliquer… !

Fabrice : On est mal payés, il faut être honnête. On n’a aucune glorification, on n’aura jamais de médailles. J’ai une petite anecdote. C’était un pays de conflit, j’y travaillais depuis des mois, et j’avais un lien assez proche avec un des dirigeants politiques locaux, qui m’expliquait : « Mais, mon pauvre ami, les services français sont vraiment nuls, on sait exactement qui ils sont… » Et là, j’ai eu cette satisfaction profonde du métier bien fait ! Il me racontait, à moi, ce que mes petits camarades officiels faisaient. C’est ce genre de petites satisfactions qui permettent de dire « je ne fais pas ça pour rien ».

Georges : Je pense qu’il y a une forme de défi de se prouver qu’on peut endosser une autre vie et qu’on peut être parfaitement légitime et convaincant. C’est assez excitant de recruter une source inconsciente, de réussir avec le temps à gagner sa confiance et à lui tirer les vers du nez en recueillant des informations extrêmement sensibles. Donc, il y a une excitation qui compense les contraintes […]. Le fait d’arriver avec le temps à témoigner d’une situation dans un pays en guerre où les frontières ont été fermées, là où la presse ne peut pas pénétrer, et à informer les autorités de la réalité de cette intervention, des enjeux géopolitiques, c’est assez intéressant puisqu’on se dit qu’on vit quelque chose que nul autre ne peut vivre, qu’on est une poignée à pouvoir témoigner de ces situations…

Hervé : La reconnaissance, on en a besoin de la part de nos pairs, de nos chefs directs, des autres officiers clandestins. Parce qu’on a un côté diva, on a toujours envie d’être celui qui a rapporté la pépite. Mais ça s’arrête là, ça nous suffit. C’est une course amicale entre nous.

JCN : Comment met-on fin à une vie pareille ?

Georges : Après avoir vécu une douzaine d’années de missions sous couverture, j’ai souhaité me rapprocher un peu de ma famille et avoir une vie moins contraignante, plus présente. Je n’ai pas ressenti de frustrations, ni d’aigreur, au contraire. J’ai retrouvé une vie tout à fait normale après ces années excitantes au sein du Service clandestin.

Fabrice : La clandestinité n’est pas tenable pendant vingt ans. Il y a des contradictions internes psychologiques, ou dans la vie, qui font que ça bloque ou que le système se bloque. Il y a des gens qui avaient besoin de s’arrêter parce qu’ils avaient généré des problématiques, des ulcères, enfin ils ne supportaient pas cette schizophrénie organisée.

Grégoire : Aline faisait partie de cette catégorie de jeunes OT que j’avais préemptés pour l’entrée à la DGSE. On commençait à monter un petit peu en difficulté dans les missions qui lui étaient dévolues. Ça se passait plutôt bien jusqu’au jour où elle est venue me voir dans mon bureau en me disant — elle devait partir en mission la semaine suivante, je crois : « Faut que je vous dise que je suis sous tranquillisants depuis maintenant plusieurs semaines. Je commence à avoir du mal à assumer le stress, et je ne suis pas certaine de pouvoir continuer. » Elle a eu cette honnêteté intellectuelle et personnelle qui fait partie des qualités fondamentales de l’agent, je l’en ai félicitée. J’ai fait en sorte qu’elle trouve un point de chute valorisant. Elle travaille toujours dans l’institution. Et autant que je sache, ça se passe très bien pour elle.

Fabrice : Il y en a d’autres qui ont mal vécu et qui ont recherché ailleurs de l’adrénaline… Et puis, il y a des gens, comme moi finalement, qui étaient suffisamment jeunes pour se recréer une autre existence tout en ayant la certitude que jamais l’existence qui suivrait n’égalerait celle qui venait de passer.

Vincent  : C’est une expérience irremplaçable…

François : C’est tellement prenant qu’on n’a pas envie que ça s’arrête. Ce furent de très belles années, bien au-delà de ce que j’aurais pensé.

Patrick : Je ne suis pas dans ce trip-là. Moi, ce qui m’intéresse, c’est ce que je vais faire demain. Et tout ce que la vie va encore m’apporter.

Daniel : Ça a été une période riche parce qu’on y voit le monde sous un angle différent.

Benoît : Ça a incontestablement été des années exceptionnelles, ne serait-ce que par la qualité des gens avec qui j’ai travaillé. J’avais notamment une équipe de sous-officiers avec lesquels je serais parti au bout du monde.

Norman : J’ai pris une retraite à 60 ans sur ma demande. Ma femme était contente de me savoir plus calme, quoiqu’elle s’inquiétait et pensait que j’allais m’ennuyer et peut-être inventer des opérations pour sortir de la maison…

Sandra : J’ai décidé d’arrêter l’activité clandestine tout simplement pour pouvoir fonder une famille. C’est un choix, une décision de ma part, et cette décision n’est pas facile à prendre quand on sait que, quand on quitte ce métier, c’est fini. Il faut presque autant de courage pour y aller que pour en sortir.

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61

Le texte qui accompagne la décoration.