JCN : Vous avez des enfants. À quel moment pensez-vous les informer de vos activités passées ?
François : Ils ont trouvé tous seuls ! Même s’ils ne disaient pas grand-chose, ils voyaient bien que, pour un militaire, j’avais parfois les cheveux un peu plus longs, la barbe, que j’étais moins propre que ce que devrait être un officier dit traditionnel. Ils voyaient bien qu’il y avait des départs qui n’étaient pas prévus, des activités que j’ai dû annuler car je devais partir immédiatement en mission. Et surtout, le déclencheur a été, en 2004 : un film[62], qui a montré les différents aspects des métiers du renseignement. À chaque type de métier, ils avaient donné un nom, et pour l’opérationnel, ils l’avaient appelé le « caméléon ». Le lendemain, mes enfants vont à l’école, et les premiers commentaires des amis de mes filles ont été : « Mais ça y est, on a compris ! Ton papa, c’est un caméléon. » L’affaire était vendue et j’ai tombé le masque.
Sandra : Je ne provoquerai pas forcément l’entretien. Ce sera peut-être en réponse à une demande de leur part, ou si je vois que ce type de métier peut les intéresser. Je me suis donné comme limite 70 ans, pour avoir le recul sur l’histoire contemporaine qui se déroule. Et même, tout simplement, je n’ai pas forcément envie de le raconter trop vite, sinon je ne saurai pas quoi faire quand je serai à la retraite…
Victor : À l’évidence, ce sont mes plus belles années professionnelles, ça a rempli et bouleversé ma vie. J’ai été particulièrement privilégié. J’ai essayé de donner le maximum de ce que je pouvais faire, et j’ai beaucoup reçu en retour. Je pense que la plupart a la même vision que moi. Je ne connais pas de gens, ou exceptionnellement, qui n’ont pas aimé être au service, qui n’y ont pas trouvé de l’intérêt. Tout le monde, tous les gens qui sont là sont passionnés.
Grégoire : Les plus belles années, je ne sais pas. Les plus riches certainement. Les plus intenses.
Patrick : On ne rentre pas dans ces services-là par hasard. On donne de sa personne, on change de personnalité, on change de vie, on a d’autres noms, on accepte de partir et ne pas donner de nouvelles à sa famille. Ce n’est pas trop de dire que c’est comme une histoire d’amour et qu’il faut savoir partir. On ne peut pas être clandestin toute sa vie, ce n’est pas possible, ou alors…
Hervé : Je pense que c’est comme les grands sportifs : à un moment donné, on sent que le corps ne suit pas et qu’on n’est plus au même niveau ou qu’on n’a plus envie de faire les efforts pour se maintenir à ce niveau-là.
JCN : Pourriez-vous nous raconter dans quelles circonstances vous avez quitté le service ?
Grégoire (très ému) : Mon équipe, qui a été bien formée, a clandestinement organisé ma fête de départ. Quelques semaines avant la date annoncée, je rentrais d’une réunion à la centrale, et j’arrive dans l’enceinte de cette annexe où était basé mon service. Là, je vois quelques-uns de mes personnels qui se sont déployés sur le terrain et qui me guident vers tout le reste de mon équipe dans une salle de restaurant qui a été transformée en salle de fête, à grand renfort de drapeaux bretons et de décorations marines, sur fond de musique traditionnelle. Là, commence une grande fête qui va durer toute la nuit et qui sera riche en émotions pour moi. C’est pour ça que j’ai encore du mal à en parler même des années plus tard…
JCN : Ces années de collaboration ont créé des liens forts…
Grégoire : Des liens très forts, qui durent toujours, et qui dureront éternellement.
Sandra : Les liens sont toujours là parce que c’est un métier tellement atypique, fort, que les liens de confiance, d’amitié sont vraiment sincères et réels au sein de l’équipe avec qui on a travaillé. On ne quitte jamais vraiment sa famille.
Hervé : On était vraiment, et je pense que c’est toujours le cas, dans une relation quasi familiale. Il est impossible d’engager quelqu’un dans une carrière comme celle-ci sans être capable de tisser un lien, de lui apporter peut-être ce qui va être un substitut de famille, car on passe plus de temps au sein du Service clandestin que dans sa propre famille.
JCN : Quand des clandestins se retrouvent, ils se racontent des histoires de clandestins ?
Grégoire : Ils parlent comme des clandestins. C’est-à-dire que, même quand on écoute, on ne comprend pas ce qu’ils disent…
Sandra : Le cloisonnement existe toujours, même après, même avec les membres de l’équipe, qu’ils soient d’anciens de l’unité clandestine ou qu’ils en soient sortis aujourd’hui… Mais les liens que l’on entretient après ne portent pas nécessairement sur l’activité professionnelle. C’est juste des liens d’amitié. Comme entre amis, on ne se raconte pas que nos journées de boulot. Voire au contraire, on cherche plutôt d’autres sujets de conversation et de moments de partage…
Patrick : Il ne faut pas rester ancré dans le passé, c’est très mauvais. Il ne faut pas ressasser les choses, vivre comme un ancien combattant, il n’y a rien de pire.
Fabrice : Il y a une double addiction. Il y a une addiction à l’adrénaline et une addiction à savoir un peu de ce qu’il se passe réellement dans les soubassements du monde. Et on perd à la fois cette adrénaline, car il n’y a pas grand-chose qui est aussi excitant que de passer une frontière en clandestin, et on perd le savoir. Et donc, on se retrouve un peu orphelin des deux. Un auteur l’a très bien écrit, John Le Carré — je le cite : « Celui qui n’a jamais vécu dans le monde du secret ne peut pas comprendre l’assujettissement qu’il entraîne. Et aucun de ceux qui ont dû y renoncer par choix ou par obligation ne peut se remettre tout à fait du manque ainsi créé. » Et c’est très vrai. Il y a toujours cette tentation de revenir dans ce monde secret et de le repartager avec ceux avec qui on l’a vécu. C’est pour ça qu’on se retrouve encore tous, les uns, les autres, de notre service dit clandestin. C’est un besoin véritablement viscéral. On a sacrifié un certain nombre de choses, certains leur mariage, certains une carrière lucrative. On y a sacrifié des médailles ou des petites glorioles, mais on a eu ce sentiment de faire quelque chose qui comptait et c’est peut-être tout ce qu’il restera de nous.
JCN : Mais ce n’est pas vous qui avez pris la décision d’arrêter ?
Fabrice : Non, ce n’est pas venu de moi, sinon j’y serais encore probablement ! Je n’étais pas du tout usé, en tout cas, j’en avais l’impression. L’adrénaline est un shot très addictif, ça permet de maintenir la machine en route. Et puis, comme j’avais à travailler sur beaucoup de zones différentes, beaucoup de thématiques différentes, il y avait un sentiment de renouveau assez fréquent. Après coup, je pense que je commençais tout de même à fatiguer. Mais c’est bien que ce soient nos propres chefs qui nous le disent, car c’est rarement le coureur qui a envie de s’arrêter…
Hervé : Ce qui est important, c’est de compenser un vice par un autre. Je pense qu’il est très compliqué pour certains de tout arrêter du jour au lendemain, et de partir à la retraite, ce qui n’est pas mon cas. Moi, j’ai l’image de ce film, Capitaine Conan, où, après une vie palpitante dans les tranchées, on le retrouve en petit vieux alcoolique dans une salle de bistro. Ça, c’est tout ce qu’on ne veut pas. On ne veut pas finir comme le capitaine Conan, donc on trouve d’autres dérivatifs et on passe sur d’autres défis.