Vincent : Après coup, on se rend compte qu’on était gâtés : vous avez besoin de photos satellites ? Vous avez des photos satellites. Vous avez besoin d’écoutes ? Il y a les écoutes. Vous avez besoin d’informations sur le terrain ? Vous avez les informations. Ça n’est pas le cas dans d’autres services. Et puis, c’est encore moins le cas dans le privé…
Victor : C’est quand même assez difficile de partir du service, surtout quand on y a passé une bonne partie de sa vie. Les gens sont très attachés et je pense que si finalement il y en a un certain nombre qui partent en mauvais termes, c’est peut-être parce que c’est moins déchirant. Ça donne une bonne raison…
Michel : Il est évident que celui qui est chef de poste à Bruxelles n’a pas eu les mêmes décharges d’adrénaline que ceux qui ont été à Beyrouth, Alger, Sanaa, Kaboul, Islamabad… Vous êtes tout pratiquement. Vous n’êtes pas Dieu le père, mais vous êtes hyperactif, vous avez un peu le syndrome de Superman, vous avez l’impression que vous allez sauver le monde. Mais du jour au lendemain vous n’êtes plus rien, vous vous levez, vous allez acheter votre journal… Oui, c’est très difficile, et il n’y a pas vraiment de sas de décompression. Je pense à des camarades qui ne s’en sont jamais remis psychologiquement, et [à] tous ceux qui ont vécu sur le terrain des histoires dramatiques… Pour certains, ça a marqué profondément leur vie privée. Les divorces, c’est une chose qui n’est pas rare.
Victor : Je n’ai pas fait de statistiques… Je ne pense pas qu’il y en ait plus dans le service [Action] qu’ailleurs…
Fabrice : Oui, [dans le Service clandestin, il y en a] un certain nombre… Plus que [dans] d’autres services. Il faut comprendre que c’est une petite unité, comme une grande famille. On ne peut pas évoquer ce qu’on fait dans notre famille, on ne peut pas trop l’évoquer non plus avec les autres services de la DGSE, donc on vit beaucoup entre nous.
Hervé : Sans doute un des services les plus exigeants pour la vie de famille et la vie maritale, c’est certain. Pas forcément à cause des absences d’ailleurs. Il y a un tel contraste entre ce que vous vivez en mission et ce que vous retrouvez en rentrant en France que tout peut vous paraître rapidement fade.
Grégoire : On touche là au cœur du sujet, qui est la relation entre le chef de service et l’OT. Une relation de totale confiance, sinon ce n’est pas la peine. La limite se situe au niveau de la vie privée de l’OT : je suis un chef de service, je ne suis ni un conseiller matrimonial ni un psychologue. Gérer la vie privée, c’est le problème de l’OT. Moi, ce qu’il m’intéresse de savoir, c’est si l’OT est bien dans sa tête ou s’il a des problèmes. Et s’il a des problèmes, ou si je détecte chez l’OT qu’il y en a avant de partir en mission, là, je vais discuter avec lui en tête à tête et lui demander ce qu’il se passe.
Fabrice : On a notre endroit spécifique, nos fêtes spécifiques, et assez logiquement les gens se rapprochent… Et si en plus les gens partagent à l’étranger un contexte de tension, finalement ils se sentent plus proches des gens avec qui ils travaillent que de leur propre famille. C’est cohérent qu’il y ait un certain nombre de couples qui se [soient] faits à l’intérieur de notre service dit clandestin et qui ont perduré depuis… Ce n’est pas encouragé, mais qu’est-ce que vous voulez, de toute façon, on était clandestins !
Grégoire : Je crois que la DGSE a le taux de divorce le plus élevé dans l’institution militaire. C’est le résultat malheureux du style de vie, du travail qu’on fait, qui est à la fois difficile à supporter pour l’OT, parce que ce n’est pas facile de partir quelques semaines ou quelques mois en mission en sachant qu’on n’aura plus de contacts avec ses proches, et c’est d’autant plus difficile à vivre pour les familles qui, au pire, peuvent ne même pas savoir dans quel pays part le mari, le père ou le frère. J’en ai subi l’expérience moi-même […]. À l’époque, j’avais l’habitude de dire que je travaillais trente-cinq heures par jour. J’avais des semaines très chargées, très peu de week-ends, jamais de vacances. Il est évident qu’au bout d’un moment, ça impacte la vie de famille, et on se retrouve chez soi comme un étranger. Ce que j’ai ressenti au bout d’un moment. J’étais complètement déconnecté de la famille, je ne comprenais même plus ce qui se disait à la maison pendant les repas. J’étais immergé dans mon monde […], je n’arrivais pas à décrocher, j’étais perpétuellement dans mon travail…
Michel : Il faudrait aussi parler de temps en temps de l’alcoolisme, de certaines dérives personnelles, parce que c’est un passage difficile à vivre. Je crois qu’aujourd’hui, les choses ont quand même évolué grâce à la montée en puissance des sociétés militaires privées, des sociétés d’intelligence économique qui permettent une transition de ce monde qu’est la DGSE, le vrai monde du renseignement, à un monde qui n’en est pas très loin. Ça permet de se préparer petit à petit à une véritable retraite.
Grégoire : On quitte le service avec un sentiment très partagé de tristesse et de soulagement. Car il faut considérer qu’on a été sous pression très forte, pendant cinq ans dans mon cas, on est fatigués physiquement et psychologiquement, nerveusement et on aspire simplement à souffler. Quand je suis parti, je suis passé voir un de mes anciens chefs et il a eu cette phrase : « Tu vas maintenant connaître l’angoisse des longues journées sans coup de téléphone. » Ce qui m’a laissé un peu perplexe. Et puis, je suis rentré chez moi, j’avais acheté une petite maison isolée où je vivais seul puisque j’avais divorcé, et je me suis isolé pendant six mois, j’ai vécu comme un ermite. Ça m’a été très salutaire, cette période de ma vie, car j’en suis ressorti reposé, frais et dispo dans ma tête, et prêt à recommencer de nouvelles aventures.
Vincent : On découvre un autre univers professionnel où il y a beaucoup moins de contraintes. On peut voyager sans demander l’autorisation…
François : On réapprend à vivre presque normalement…
Daniel : Il y a bien des petites habitudes qu’on garde…
François : Ce sont des réflexes innés qui sont à la fois le résultat de la formation reçue, de l’appréhension de la menace physique, et je serais tenté de dire qu’on ne s’en sépare pas. J’en veux pour preuve que, chaque fois qu’on se rencontre[63], je suis systématiquement face à la porte, et systématiquement, avant que [vous] n’arriviez, j’ai toujours repéré la porte de sortie ou la sortie de secours qui nous permettrait de… au cas où… Je le fais machinalement, je n’y pense même pas, et ce n’est pas plus traumatisant que ça.
Patrick : C’est un nouveau challenge : changer de mode de vie, changer d’habitudes, partir en avion avec sa propre identité, voir des pays sous un angle beaucoup plus amical qu’autrefois… C’est une remise en question, et justement c’est ce qui m’a permis de faire le deuil.