JCN : Cela suppose une confiance absolue en vos accompagnateurs ?
Benoît : Quand vous êtes agent, que vous vous infiltrez dans un mouvement, vous en êtes complètement dépendant. Il y a un certain nombre d’éléments qu’on regarde [au préalable]. D’abord, on essaye de rendre compte de la position ou de ce qu’on fait, de façon à pouvoir éventuellement être récupéré [en cas de grabuge]. Mais à l’époque, ce n’était pas évident : il n’y avait aucun moyen de communication, les radios à longue distance étaient ce qu’on appelait la HF, de gros équipements que nous n’avions pas. Et il n’y avait pas de communication par satellite. En revanche, il y avait une responsabilité humaine, le chef de poste représentant de la DGSE [à Islamabad] savait avec quel mouvement on était parti, connaissait l’état-major de ce mouvement, qui lui-même nous avait pris en compte. Donc, il y avait de toute façon une possibilité de retracer notre périple sur le terrain.
III
De la lumière à l’ombre
Il est des pays où faire partie des services de renseignement vaut quasiment titre de noblesse. Un « métier de seigneurs », aimait à répéter Alexandre de Marenches. En France, sans doute par capillarité avec les armées, les services sont regardés de travers. Il est de bon ton de railler les « barbouzes », de les associer sempiternellement à une vision, si ce n’est datée, au moins très déformée, des relations franco-africaines. Comme souvent, les arts en sont le reflet. Là où, chez les Anglo-Saxons, Austin Powers et Max la Menace sont écrasés par Jason Bourne, Jack Ryan, John Le Carré, en France, OSS 117 et Gérard de Villiers règnent en maîtres… Faites le test : demandez autour de vous de citer « un » grand film, « un » grand roman d’« espionnage » français…
La mésestime s’infiltre jusqu’au sommet de la hiérarchie. Il est notoire que Jacques Chirac considérait la DGSE avec dédain ; quant à Nicolas Sarkozy, il estimait que rien de nos jours ne pouvait plus rester secret. Certes, les attentats depuis Charlie Hebdo ont commencé à inverser cette tendance, à tous les étages de la société. Mais il est dommage que la peur soit le moteur de ce retournement. Car le jour où elle s’estompera — et elle s’estompera nécessairement —, faudra-t-il redouter que les habitudes reprennent le dessus ? Il a fallu que les treize témoins soient animés par une motivation d’airain pour rejoindre une institution au mieux méconnue, au pire décriée…
JCN : Civil ou militaire, pourquoi avez-vous rejoint la DGSE ?
Daniel : Pour toutes les opérations, que ce soit dans le Sahel [aujourd’hui] ou en Afghanistan il y a quelques années, il y a besoin d’anticiper, il y a besoin de renseignements en amont. C’est ce qui m’a toujours passionné. Et plus encore que ce renseignement qu’on va chercher au plus près sur le terrain, ou au plus près des décideurs ou des mouvements insurrectionnels, c’est […] d’avoir cette excitation de poser des questions, d’être au plus près de la cible sans être détecté, sans filtre, sans sources intermédiaires, pour capter une information brute et sur laquelle on sera capable de donner un avis.
Sandra : L’agent clandestin sur le terrain n’est qu’un maillon de toute une équipe qui monte la mission, mais, plus largement, au sein de la DGSE, de tous les agents qui traitent et analysent, qui vérifient le renseignement, le mettent en forme et le restituent aux décideurs politiques. Donc, ce n’est pas juste une impression de servir l’État. On travaille pour l’État, un État qui, quand on est agent clandestin, n’est pas censé officialiser cette partie-là de l’action. Après, parler de patriotisme, c’est toujours un mot qui peut être un peu dévoyé ou traité de différentes façons. Moi, je dirais que j’ai le sens de servir l’État comme d’autres professions aussi servent les intérêts régaliens. C’est une question de sécurité de l’État — sécurité des ressortissants français, sécurité économique, politique de la France. On peut être fier de son pays sous cet angle-là.
Victor : Il y a forcément une part de patriotisme, mais pas uniquement, car finalement, dans les moments difficiles, la nation, le drapeau, c’est parfois un peu loin. On le fait pour le groupe, pour le service, pour nos anciens, pour ceux qui se sont sacrifiés, et à la fin on le fait aussi pour sa famille. Il y a d’autres motivations : l’aventure, le fait de pouvoir pratiquer des activités inhabituelles, le fait de disposer de moyens importants, d’avoir la sensation d’être dans des équipes professionnelles, de partager des choses avec des camarades qui ont les mêmes valeurs, de pouvoir proposer, développer des choses et d’essayer de remplir sa vie de façon intéressante. Au départ, je n’étais pas du tout destiné à être militaire. Je n’avais pas de militaires dans ma famille, je ne connaissais pas spécialement le Service action ; c’est venu par des rencontres. Et puis, de fil en aiguille, on se retrouve à connaître quelqu’un qui connaît… C’est une succession de hasards, de coups de chance, qui m’a fait un jour atterrir au SA. Je ne dirais pas qu’instantanément, j’ai su que c’était fait pour moi, c’est un peu excessif, mais ça m’a plu, j’ai adhéré et j’y ai passé toute la fin de ma carrière professionnelle.
Patrick : Moi, au départ, j’étais militaire, j’avais envie d’être parachutiste, je l’ai été. Mais, pour être sincère, quand j’étais à Saint-Cyr, je ne savais même pas qu’existait un Service action et qu’il y avait peut-être quelque chose qui correspondait mieux à mon tempérament, à [ce] que j’avais envie de faire pour m’éclater parce que, les valeurs, il ne faut jamais les oublier, mais il faut également s’éclater, et se faire plaisir dans ce qu’on fait.
Michel : C’est très simple, ça tient en une phrase : j’en avais envie. J’ai commencé ma carrière comme lieutenant dans un régiment classique du désert des Tartares où nous attendions des Russes qui ne voulaient pas franchir le saillant de Thuringe pour attaquer l’Europe… Ensuite, j’ai eu la chance d’appartenir à la 11e division de parachutistes, ça bougeait un peu plus puisque, à l’époque, nous avions des opérations au Tchad et surtout au Liban où nous avons eu la tristesse de perdre plus de cinquante camarades dans [l’attentat contre] l’immeuble Drakkar[15]. Mais moi, je continuais de m’ennuyer en France puisque, à l’époque, on envoyait des sections et pas des unités constituées. Donc, je formais des gens, je les envoyais au combat, et puis je tournais en rond avec mes petits sauts en parachute au-dessus de la plaine de Pau. Quand l’occasion s’est présentée de postuler pour la DGSE, j’ai satisfait mes envies de voir autre chose.
Sandra : C’est plutôt progressif. Lors d’une discussion anodine, où on ne se doute pas de la raison principale de l’entretien. Quelqu’un vient vous voir, et vous dit : « Tiens, est-ce que ça t’intéresse de voyager ? est-ce que l’histoire contemporaine t’intéresse ? » Ou alors, il aura déjà décelé des capacités, j’imagine, d’analyse, de synthèse, d’observation.
Hervé : Il n’y a pas d’agents recruteurs dans les universités. C’est un mythe qui circule beaucoup. C’est plutôt au gré de contacts. On vous dit : « Peut-être que par tes études, ta tournure d’esprit, ton envie de t’engager au service de l’État, par ce que tu as dit, par ce que tu as écrit parfois, ce serait bien que tu rencontres ou qu’on te mette en contact avec des gens de la DGSE. » On peut avoir envie de rejoindre la DGSE sans jamais trouver la porte. La voie est étroite, moins maintenant avec les sites Internet, une communication beaucoup plus franche de la part du service. Mais à mon époque[16], il fallait avoir la chance de tomber sur quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui était à la DGSE. Et puis, très rapidement, on vous glisse une adresse en vous disant, si vous êtes intéressé, d’envoyer votre CV tout simplement, vous recevrez en retour une invitation à passer un concours…