Fabrice : Un officier, ça ne veut pas dire un militaire, c’est juste un terme ; c’est un fonctionnaire. Et « traitant », parce qu’il traite une source, c’est-à-dire, dans la théorie, qu’il va l’identifier, il va l’approcher, l’« environner », savoir qui elle est, quelles sont ses failles, ses forces, à quoi elle peut servir. Il va la recruter, passage difficile, et ensuite, il va la traiter pendant des années, et la transmettre, parce que les OT changent. Donc, la théorie, c’est que la source peut [être utilisée] de six mois jusqu’à vingt ans — c’est assez rare. Mais voilà, on traite une matière humaine.
Norman : La source, c’est une personne qui est recrutée par un OT pour fournir des informations […]. Il y a des sources ouvertes, la presse, Internet et tout ça. Et il y a la source qui fournit des informations dites secrètes.
Fabrice : La source peut être technique — interception d’un téléphone portable. Mais on a tendance à dire que le cœur du métier de renseignement c’est d’avoir une source humaine. Traiter avec de l’humain, c’est compliqué, c’est volatil, mais c’est très gratifiant, alors qu’intercepter une communication téléphonique, c’est un petit peu plus aride. Toutefois, ce qui est efficace, c’est de cumuler les différentes sources parce qu’une source humaine a un prisme, une subjectivité et qu’elle peut essayer elle-même de tromper son officier traitant. C’est un jeu entre deux humains. Parfois, à la grande époque soviétique, on s’est rendu compte que des sources nous avaient intoxiqués en nous racontant des choses qu’on avait prises pour argent comptant et qui avaient totalement déstabilisé le service.
Michel : Il faut savoir que chaque source a, à la centrale[22], un dossier très complet sur lequel il y a tout. Mais ce dossier, quasiment personne n’y a accès ; de mon temps, même le DG[23] ne pouvait dire « Je voudrais savoir quelle est votre source ». Les sources sont traitées par des pseudonymes, il n’y a que le chef de poste sur le terrain, et une ou deux personnes à la Centrale, qui peuvent faire le lien.
Fabrice : En théorie, une vraie source, c’est une source qui est payée. C’est une source qui est transmissible, c’est-à-dire qu’on peut dire « Bonjour monsieur, je vous présente mon successeur ». C’est une source qui sait que c’est une source — donc, le clandestin, [lui,] ne traite pas forcément une source qui sait qu’elle est une source ; il traite quelqu’un qui est rémunéré potentiellement, transmissible, mais on joue sur la zone grise de la notion de la trahison. On travaille là-dessus car, si la personne savait qu’elle était un traître, par contraste la personne en face de lui ne serait pas un clandestin, mais un officier traitant de la DGSE. Il faut toujours rester sur le non-dit et sur une certaine zone grise…
Michel : Manipuler une source, au sens du glossaire de la DGSE, c’est la former, l’instruire à recueillir du renseignement, c’est-à-dire que, parfois, vous avez des sources qui ont du renseignement sans le savoir. Il faut déjà leur faire prendre conscience qu’elles ont une utilité dans ce domaine, il faut leur apprendre à aller chercher le renseignement qui manque, à le transmettre et à avoir une relation avec son OT.
JCN : Cela impose-t-il de mentir tout le temps ?
Sandra : Le traitement de source, ou la manipulation, repose effectivement sur le mensonge, plutôt sur les rapports psychologiques, les relations humaines. Donc, oui, on apprend à mentir. Il faut vraiment que ce soit quelque chose de tangible, de complètement logique, il ne s’agit pas d’aller imaginer des scénarios impossibles.
Patrick : On ne ment pas. Je dirais plutôt que c’est de la franchise par rapport à la mission que l’on doit faire […].
Hervé : Certains appellent ça de la schizophrénie, mais on peut mentir sans vraiment avoir l’impression de mentir. Quand on occupe, quand on incarne totalement sa mission, son personnage, on va avoir une relation très saine, très transparente, on n’a plus besoin de calculs, donc on bascule dans un autre personnage qui n’est pas vous. Et c’est là qu’il faut savoir que ce n’est pas vous, en tout cas après la mission, et donc la question du mensonge n’intervient pas. Quand vous posez une question, elle est orientée, mais elle est naturelle par rapport à ce que vous prétendez être et ce que vous vous êtes construit comme personnage intérieur. C’est presque l’inconscient qui bascule aussi dans le nouveau personnage. On peut être amené à faire des rêves en IF[24].
JCN : Comment vit-on le fait que le mensonge est le plus souvent à la base de la réussite ?
Sandra : L’État français me demande de travailler à la marge de la légalité, je le fais en toute conscience et en toute loyauté. On est là pour servir les intérêts de l’État et souvent des intérêts sécuritaires, donc on prend du plaisir à manipuler une source. Pas pour la manipulation de la personne, juste pour pouvoir répondre aux besoins de renseignement de la mission.
Hervé : À partir du moment où vous rejoignez la DGSE, vous acceptez de servir l’État, mais à aucun moment on ne va vous demander d’avoir une attitude de personne totalement amorale. Au contraire, on vous demande une grande intégrité intellectuelle et éthique, donc, à partir de ce moment-là, les bases sont très claires dès le départ. On ne va pas vous poser d’interdictions, pas plus qu’on ne va pas vous dire de faire ceci ou cela. C’est à vous de le discerner, et je pense que franchir la ligne jaune de la moralité en permanence est quelque chose qui n’est pas acceptable pour le service, et n’est pas accepté.
Patrick : Faire n’importe quoi ne mène à rien. Si vous faites n’importe quoi sur le terrain, un jour ou l’autre, vous plongez […]. Être clandestin, c’est comme un marathon, ce n’est pas un 100 mètres. C’est quelque chose qui nécessite du temps. Les missions sur le terrain, c’est du temps, ce n’est pas un one shot où on fait n’importe quoi pour obtenir absolument le renseignement.
Fabrice : La moralité, c’est une question qu’on se pose souvent […] et c’est une question qui n’attend pas une seule réponse parce que ça dépend beaucoup de ce qu’on vit et avec qui on le vit. Moi, je me suis posé cette question à partir du moment où j’avais créé des relations proches avec des capteurs, des sources locales qui bien sûr ne savaient pas que je les traitais, que je les manipulais, mais que j’ai dû abandonner parce qu’elles n’allaient pas travailler pour nous pendant des années. Donc, j’ai dû cesser notre relation de manière abrupte, sans que les gens comprennent, j’ai dû les utiliser potentiellement contre leur propre pays d’une certaine manière et on ne peut pas dire que ce soit extrêmement moral, au sens personnel que j’ai de la moralité. Donc, j’en ai tiré une définition mais qui n’appartient qu’à moi, c’est que la moralité des services de renseignement, c’est d’utiliser les faiblesses humaines pour le bien commun français.
Patrick : La moralité est un sujet de fond, essentiel. Obtenir du renseignement nécessite de prendre des risques, et d’aller par moments à la frontière de la moralité, mais c’est un curseur qui est très sensible. On ne doit pas tomber dans l’amoralité. Je m’explique : il est très important pour un agent clandestin de se fondre dans le paysage. Si on est dans un milieu festif […], et si on se retrouve seul dans son coin à faire le [moine] soldat, on ne va pas tenir longtemps sa couverture. Donc, il est important de se fondre dans le paysage, mais il ne faut pas faire n’importe quoi.