Si vous saviez comme il avait peiné depuis qu’il était hors de Guebwiller, sans jamais réussir à mettre de côté les vingt larges pièces blanches qui composent cette somme de cent francs!
Et pourtant, si ce Lecoq était fou! Autour des halles, à Paris, il y a des banquiers en plein air qui sont les bienfaiteurs des quatre saisons. L’usure n’est qu’un mot, selon les meilleurs esprits, et les timidités du Code à son égard sont le symptôme de la dévotion moderne. Gêner le bon plaisir de l’or, si respectueusement que ce soit, c’est blasphémer un dieu, le dernier dieu, le seul dieu qui ait un peu d’avenir désormais! Si l’usure est bonne une fois, pourquoi en proscrire l’habitude? Le bien érigé, en coutume, n’en vaut que mieux, ce nous semble. J.-B. Schwartz se vit un instant philanthrope à la petite semaine, activant les transactions des Innocents. Grâce à l’intérêt modeste de ces mouvements de fonds populaires, cent francs deviennent aisément mille écus en douze mois; en douze autres mois, mille écus, bien employés, peuvent donner une cinquantaine de mille francs, pertes comprises. Alors on quitte le Carreau, on aborde l’escompte pour le petit commerce: vaste champ où chaque sou, coupé en quatre, donne ses fruits et ses fleurs. Mettons dix ans d’escompte mercière. Le million a mûri; on le cueille. Et c’est une gracieuse chose que l’entrée dans le monde du million ignoré, tout jeune, ayant encore le duvet de la pêche.
Or, comment allons-nous manœuvrer notre million dans les hautes sphères de l’industrie fashionable? Nous sommes loin des piliers des Innocents; la petite boutique nous inspire un juste dédain. Forgeons-nous cent lieues de rails, ou accaparons-nous des sacs de farine? Les idées les plus naïves sont les meilleures. On pourrait, rien qu’à faire du vin avec des pelures de pomme…
Mais ce Lecoq n’était pas fou! Mais pour avoir le million, il fallait les cinquante mille francs, pour les cinquante mille francs les mille écus, pour les mille écus les vingt pièces de cent sous de M. Lecoq.
Hélas! hélas! le pot au lait dispersait encore une fois ses tessons dans l’ornière.
Et J.-B. Schwartz s’éveillait, le cœur serré, se disant: «Voici le jour qui vient! Trois heures doivent être sonnées. M. Lecoq s’est moqué de moi!»
Un bruit de roues et le galop d’un cheval! J.-B. Schwartz se leva tout frémissant d’espoir. On entend de bien loin à ces heures solitaires où la campagne dort. Entre ce premier son et le moment où la silhouette d’une voiture apparut dans le gris, l’espérance de J.-B. Schwartz eut le temps de chanceler plus d’une fois, mais la voiture ne se montra pas plus tôt qu’elle était déjà sur lui. Elle allait à un train d’enfer.
– Monte, Jean-Baptiste! dit une voix connue.
Une main vigoureuse le saisit en même temps par le gras du bras. C’est à peine si le petit breton s’arrêta. J.-B. Schwartz, soulevé et s’aidant quelque peu, se trouva lancé au fond de la carriole, pendant que le fouet claquait gaillardement, et que Coquet, redoublant de vitesse, fuyait parmi des tourbillons de poussière.
V Scrupules de J.-B. Schwartz
La carriole traversa au grand galop le village d’Allemagne où tout dormait encore, puis M. Lecoq prit sur sa gauche et s’engagea dans un chemin de traverse. Ils allèrent ainsi en silence pendant trois ou quatre minutes.
– Le jeu, le vin, les belles, Jean-Baptiste, hé! dit tout à coup M. Lecoq. J’ai mon petit doigt qui me raconte des histoires. Tu as bien fait ma commission, là-bas, bonhomme. Le commissaire n’y a vu que du feu!
Il fouetta Coquet qui bondit comme un diable.
– Ne te gêne pas, bijou, reprit-il, ce soir, tu auras trente-cinq lieues de pays dans le ventre!
– Où allons-nous donc? demanda Schwartz.
– Toi? tu ne vas pas loin, Jean-Baptiste. Moi je suis en ce moment à Alençon, au lit, parce que j’ai le rhume et demain matin je me lèverai dispos, hé!…
– Vous avez donc peur du mari, monsieur Lecoq?
– Quel mari, Jean-Baptiste? Où prends-tu le mari? Je me lèverai dispos pour faire mes courses, placer mes caisses et parler de mon rhume. Il fait bon avoir des amis partout, bonhomme, hé? L’ami chez qui je vais dormir est le même qui mettra à la poste, ce matin, la lettre où je réclame mon jonc… As-tu ouï parler des francs-maçons, ma vieille?
– Papa l’était, répliqua J.-B. Schwartz.
– Papa aussi, dit M. Lecoq en riant. Ça peut être utile. Tu es militaire, hé? Tu vas à la bataille, tu te trouves placé vis-à-vis d’un canon, tu fais le signe, l’artilleur ennemi coupe en deux ton voisin pour t’être agréable. Savais-tu celle-là?
– Papa la contait, monsieur Lecoq.
– Papa aussi: elle est jolie. Eh bien! Jean-Baptiste, nous sommes un cent de copains, peut-être deux cents, des amis de collèges, quoi! comme qui dirait des barbistes ou d’anciens élèves de l’institution Balanciel. Les uns sont ici, les autres là et nous nous rendons de petits services pour entretenir l’amitié qui nous lie… Je t’ai donc parlé d’un mari – bonhomme, hé?
– Vous m’avez dit…
– Le jeu, le vin, les belles! Je veux bien qu’il y ait un mari, moi, Jean-Baptiste, si ça fait ton bonheur. Laquelle préfères-tu? La brune? la blonde? Moi, mon faible cœur balance entre les deux. Crois-tu à l’Être suprême? Oui, hé? Je ne saurais t’en blâmer. On retrouve cette croyance chez tous les peuples de l’univers. Seulement, crains les excès de la Saint-Barthélémy. Quelle drogue que ce Charles IX, hé, bonhomme? Tu t’en moques? Et moi donc! Voilà le fait: il n’y avait pas plus de mari que dans le creux de ma main.
Tout cela était dit d’un ton de grave goguenardise. Notre jeune Alsacien était un esprit sérieux, s’il en fut, prenant les mots pour ce qu’ils valent et qui n’avait pu s’habituer encore à l’argot bizarre, destiné à remplacer décidément la langue de Bossuet pour l’usage du petit Paris. Il écoutait, bouche béante, toutes ces incohérences. Néanmoins, l’idée ne lui vint point que son compagnon eût perdu le sens. Sa naïveté n’était pas sans clairvoyance. Il songea que cette route déserte était bonne à cacher un meurtre. Il eut réellement peur. Le dernier mot de M. Lecoq, surtout, le fit frissonner. Vaguement, il avait conscience d’être entré trop avant dans un dangereux secret.
C’était un chemin creux où l’aube naissante glissait quelques lueurs grises par-dessus deux haies énormes. J.-B. Schwartz regardait son camarade du coin de l’œil. En cas de bataille, les parieurs n’auraient pas été pour J.-B. Schwartz, dont la taille grêle faisait ressortir la riche carrure de son voisin; mais à bien considérer cette figure aiguë, cette prunelle inquiète et perçante, notre Alsacien n’était pas non plus de ceux qui se laissent étrangler comme des poulets.
M. Lecoq se tourna brusquement vers J.-B. Schwartz et le regarda de haut en bas. Il était de bonne humeur; la mine du jeune Alsacien le fit éclater de rire.
– Hé! Jean-Baptiste! s’écria-t-il, vous avez l’air d’un homme qui se dit: Je serais bien contrarié si on me brûlait la cervelle. Il y a comme ça de mauvaises histoires, pas vrai, dans les journaux?… Tiens, tiens! bonhomme! s’interrompit-il en le considérant avec attention, tu te défendrais un petit peu, oui! Où en étions-nous? Au mari? Non à l’Être suprême. L’Être suprême, c’est comme qui dirait le directeur de la grande loterie. Ça vous amuserait-il d’avoir un quine, Jean-Baptiste?