L’œil de Schwartz s’était assuré sous le regard du commis voyageur. Il resta froid et répondit avec calme:
– C’est selon, monsieur Lecoq.
– Tiens, tiens! fit encore celui-ci. Vaudrais-tu la peine qu’on te parle en bon français, Jean-Baptiste?
– Non, répondit Schwartz résolument. Si vous avez fait un mauvais coup, je ne veux pas le savoir.
– Superbe! grommela le commis voyageur. Ils sont tous les mêmes. Eh bien! bonhomme, il y avait un mari, là! Es-tu content?
– Oui, répliqua Schwartz. Vous m’avez promis cent francs, parce que je vous ai rendu service pour le cas où le mari vous inquiéterait.
– Juste… et je t’en donne mille, Jean-Baptiste.
Il tenait un billet de banque de pareille somme entre l’index et le pouce.
Les paupières de J.-B. Schwartz battirent. Il était très pâle. Il demanda tout bas:
– Pourquoi me donnez-vous mille francs?
M. Lecoq allongea un joyeux coup de fouet au petit breton et répondit:
– Tu es curieux, hé! Vas-tu me chercher dispute?
– Je veux savoir! dit lentement J.-B. Schwartz.
M. Lecoq l’examinait avec une attention croissante.
– Drôle d’animal que cette espèce-là! pensa-t-il.
– Tu mens, Jean-Baptiste. Tu n’as qu’une envie, c’est de ne pas savoir.
Il ajouta tout haut:
– Qu’avez-vous fait cette nuit, monsieur Lecoq? balbutia notre jeune Alsacien, au front de qui perlaient des gouttes de sueur.
– Le vin, le jeu, les belles… commença Lecoq en haussant les épaules. Mais il s’interrompit brusquement pour dire d’un ton tranchant et déterminé:
– Descends, bonhomme. Nous avons assez causé: notre chemin n’est pas le même.
Il arrêta court la voiture et J.-B. Schwartz mit pied à terre avec un manifeste empressement.
– Jean-Baptiste, reprit M. Lecoq non sans une sorte de courtoisie, je suis content de vous. Peut-être que nous nous reverrons. Vous êtes un mâle, bonhomme, à votre façon, c’est certain. Vous m’avez rendu un service de mille francs, je ne suis pas dans le cas de vous rien devoir: voici vos mille francs, nous sommes quittes.
Comme le jeune Schwartz, debout et immobile près de la voiture, ne tendait point la main, il lâcha le billet de banque qui tomba à terre après avoir voltigé.
– C’est bon, poursuivit-il, retrouvant un mouvement d’ironie, on le ramassera quand je vais être parti. On est dans une position délicate… honnête, ça ne fait pas de doute… Mais on a menti au commissaire de police… et, si les choses tournaient mal, on recevrait une invitation portée par les gendarmes.
La colère s’alluma dans les yeux de Schwartz; M. Lecoq continua en riant:
– Je ne suis pas méchant: il y a un mari, Jean-Baptiste. Voici l’ordre et la marche, mon garçon: allez votre chemin tout droit sans vous retourner, c’est le moyen de ne pas voir ce qui se passe par-derrière. Vous savez le proverbe, hé? Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Bouchez-vous les oreilles pour avoir l’esprit en repos. Si vous êtes sage, vous tripoterez votre petit argent comme un ange. Si vous n’êtes pas sage, vous aurez d’un côté le parquet, de l’autre moi et mes copains qui ont étudié avec moi, je vous en préviens, à un drôle de collège. Tu as deux cordes au cou, Jean-Baptiste, hé! À l’avantage!
Il toucha son cheval qui rua gaiement, mais il se ravisa et le tint en bride pour ajouter:
– Bonhomme, il ne serait pas sain pour vous de changer un billet de banque dans ce pays-ci. Voilà de la monnaie pour voyager. Je pense à tout, moi; bonne chance! Hue, Coquet!
Le petit breton enleva cette fois la carriole, qui disparut sous la voûte de feuillage. Comme accompagnement à ces derniers mots, M. Lecoq avait jeté deux pièces d’or et quelque monnaie d’argent aux pieds de J.-B. Schwartz. Rien ne lui coûtait, ce matin, à ce magnifique commis voyageur. Il donnait sans compter et semait les bienfaits sur sa route.
J.-B. Schwartz ne ressemblait pas aux chefs-d’œuvre de la statuaire antique, mais vous l’eussiez pu prendre pour une effigie du dieu Terme. L’or, l’argent et le billet de banque restaient là dans la poussière, devant lui; il ne se baissait point pour les ramasser; il était de pierre.
Bien longtemps après que le bruit des roues et le galop de Coquet eurent cessé de se faire entendre, il était encore à la même place, immobile et debout.
Ses yeux, obstinément fixés sur le sol, dénotaient, soit une laborieuse méditation, soit une complète stupeur. L’aube s’était faite, puis le crépuscule, puis le jour; le soleil levant jouait dans les interstices de la haie. J.-B. Schwartz ne bougeait pas.
Quand il bougea enfin, ce fut pour s’affaisser, assis au rebord du fossé. Ses jambes se dérobaient sous lui. Son front brillait de sueur et il avait la larme à l’œil.
J.-B. Schwartz était honnête, il avait une conscience; il prétendait marcher droit. La vue de cet argent, éparpillé sur le sable, lui faisait presque horreur.
Il n’avait pas besoin de s’interroger. Quelque chose lui criait: Un crime est là! Un éblouissement lui montra des taches rouges à ce chiffon de papier, et ce rouge était du sang. La figure de Lecoq lui apparut alors grandie à une taille diabolique.
Le bruit d’une lourde charrette vint par un bout du chemin creux. J.-B. Schwartz poussa du pied l’argent avec le billet, en un tas, et recouvrit le tout de poussière. Il grimpa au revers du talus, perça la haie comme une bête fauve, égratignant ses habits et sa peau, et se coucha à plat ventre dans l’herbe du champ voisin.
Un rustre passa, assis sur un brancard, parlant à ses bêtes, chantant un refrain campagnard et dandinant sa grosse tête coiffée du bonnet de coton.
Quand le rustre fut passé, J.-B. Schwartz se releva et fit un pas, instinctivement, vers son trésor. Mais vous allez bien voir qu’il était honnête, il se révolta tout à coup contre lui-même et tourna le dos à la haie. Il prit sa course à travers champs. Il alla, il alla jusqu’à perdre haleine, traversant les guérets, sautant les fossés, piquant droit devant soi par les taillis.
Oh! il allait franchement, et sa fuite était d’autant plus méritoire qu’il avait en sa nature tout ce qu’il fallait pour regretter passionnément l’argent abandonné. Mille francs, écoutez! Le décuple de son rêve! sans compter l’argent de sa poche!
Il allait. Le soleil était haut. Il s’arrêta, épuisé, à la marge d’un champ de blé, au bord d’une haie qui lui faisait ombre. Il avait faim et soif et sommeil. Dormir apaise toutes les souffrances, dit-on: il s’endormit.
Il rêva de ses mille francs, qui étaient un gland. Le gland produisait un arbre immense. Mais dans le feuillage du grand arbre, il y avait des oiseaux qui gazouillaient des injures avec la voix de M. Lecoq.
En s’éveillant, il regarda autour de lui. Il ne savait plus trop lequel était le vrai, son rêve ou ses souvenirs. La haie plantureuse avait un pertuis, comme si une bête sauvage l’eût récemment violée. J.-B. Schwartz, le sang aux yeux, passa par le pertuis; il connaissait cette route; il se laissa glisser au revers du talus et tomba près du petit tas de poussière qui recouvrait son billet de banque.
Il était honnête, mais n’y avait-il pas là un sort?
Il se dit: «À tout le moins, mettons tout cela en sûreté.» Et il creusa un trou dans le talus avec son couteau, un joli trou rond, net, bien fait, où il comptait abriter le billet entre deux pierres plates.