Et au fait, pourquoi ce Lecoq n’aurait-il pas eu des intrigues galantes? Il était jeune, élégant, beau garçon, hardi, joyeux, bavard. En creusant, J.-B. Schwartz se disait cela. Il regardait les deux pièces d’or, l’argent blanc et le billet. Oh! le billet! Un doux billet! Ce sont les billets doux, ceux-là! Un billet en sa fleur; pas trop net, mais sans coutures ni bandes de papier collé. Sont-elles assez jolies, ces tailles-douces! Athées! contemplez un billet de la Banque de France: les écailles tomberont de vos yeux.
Certes, certes, ce Lecoq, avec un gilet comme le sien et de tels pantalons à carreaux, devait troubler les ménages. Le billet avait des petits trous d’épingle qui lui seyaient à ravir. C’est le sourire, ce sont les fossettes d’amour des billets, ces piqûres d’épingles. Lecoq était évidemment un homme à bonnes fortunes; il en avait le physique, l’uniforme, tout. Ces billets de banque ont parfois des grains de beauté comme les dames, des signes particuliers. Dans un coin, le billet de mille francs portait la signature de Bonnivet jeune avec un paraphe.
Voyons, raisonnons: Que faire? Aller chez le commissaire de police? Déposer entre ses mains le billet, les pièces d’or et l’argent blanc? J.-B. Schwartz en eut la pensée, tant il était honnête; mais, en conscience, avait-il le droit d’agir ainsi? N’était-ce pas une belle et bonne trahison? Et si le mari jaloux passait un jour son épée au travers du corps de M. Lecoq!…
Qu’espère, cependant, Bonnivet jeune en mettant sa signature et son paraphe au coin des billets de banque?
C’est un moyen de publicité. J.-B. Schwartz avait achevé son trou. Il chercha deux pierres plates. La pensée d’aller au commissaire de police ne tenait pas. Ce magistrat s’était mal conduit à son égard, fantaisie pouvait lui prendre de voir les choses du mauvais côté; notre Schwartz avait trompé la justice; voilà où peut conduire une première imprudence, à la cour d’assises!
Car il faut mettre les choses au pis. Supposons un crime: J.-B. Schwartz, l’innocence même, était complice. En outre, ce Lecoq devait avoir le bras long avec ses copains qui avaient étudié à un drôle de collège.
Notre Schwartz trouva deux pierres plates. Il mit le billet de banque entre les deux pierres, et les pierres au fond du trou, bien proprement. Sa pauvre figure pointue vous avait des mélancolies paternelles. Il faut de l’héroïsme pour enterrer ainsi vivant, souriant, adoré, son premier billet de banque. Quoique natif de Guebwiller, J.-B. Schwartz se conduisait ici comme s’il eût été de Rome. Il déposa les deux pièces d’or auprès du billet, l’argent blanc auprès des pièces d’or, et il jeta dessus la première poignée de sable.
C’est un bruit lugubre et qui fige le sang dans les veines. Notre Schwartz ferma les yeux pour ne pas voir un coin du paraphe de Bonnivet jeune, qui se montrait en dehors des deux pierres plates. Entre ses paupières closes, un pleur glissa. Bonne âme! Il jeta la terre à mains pleines et convulsives; le trou fut bouché.
J.-B. Schwartz s’assit auprès de ce gouffre, où il venait d’enfouir plus que sa vie. Il avait faim et soif, mais qu’est-ce que cela? Il ne pouvait pas s’en aller. Un invisible clou le rivait à ce sol où reposait son âme.
Vous le savez bien; on vous l’a déjà dit. Ce n’était pas un billet de mille francs qui était là: c’était une graine de million. Ces graines-là, à la différence des autres, ne doivent point être mises en terre.
J.-B. Schwartz s’amusa à disposer un petit tertre de gazon au-dessus du cher tombeau. Puis, chose bien naturelle et qui fut pratiquée par divers amants célèbres, l’idée lui vint de violer la sépulture afin de donner un dernier baiser à son cœur.
Il gratta la terre. Un marteau battait sa tête chaude et criait en dedans de son front: «Ce Lecoq est un homme à bonnes fortunes.»
D’autres voix insinuantes lui disaient: «Ne laisse pas dormir un capital. Voilà le vrai crime.»
D’autres encore: «Tu seras quitte pour restituer, si tu découvres un jour…»
Un éblouissement dansa devant les yeux de J.-B. Schwartz, quand il revit le paraphe de Bonnivet jeune. Rendre – un jour! Il tomba dans une méditation sereine.
Quel don Juan, décidément, que ce Lecoq!
J.-B. Schwartz voyait le mari, de ses yeux!
La dame était blonde, ou brune. Fi! effrontée!
Où diable J.-B. Schwartz avait-il l’esprit tout à l’heure! On se fait des monstres.
Il prit cent sous pour souper et coucher, puis un des louis, puis l’autre, puis le billet doux qui déjà était humide, le pauvre amour. Il mit le tout dans sa poche, et s’en alla bonnement jusqu’à la grande route de Lisieux attendre la diligence de Paris.
VI Aux écoutes
À l’heure où J.-B. Schwartz et M. Lecoq se séparaient dans le chemin creux, la bonne ville de Caen commençait à s’éveiller: le jour se lève matin au mois de juin. Les environs s’animaient; dans ces admirables et plantureuses prairies où l’Odon tributaire apporte son filet d’eau à l’Orne, les troupeaux arrivaient; le quai reprenait ses affaires; les cabarets, toujours pressés, s’ouvraient dans les rues de la basse ville, et l’armée des campagnards envahissait le marché.
Campagnards et citadins, du reste, bateliers, ouvriers, fermiers, ceux qui achetaient et ceux qui vendaient semblaient parfaitement tranquilles. Caen avait dormi et rien ne semblait avoir troublé la monotone quiétude de sa nuit.
D’habitude, la devanture d’André Maynotte s’ouvrait bien avant les volets du commissaire de police. André n’avait peut-être pas reçu de la nature cette âpre activité du commerçant par vocation qui violente la fortune et fait argent de toutes les minutes; mais un autre sentiment, plus fort que la cupidité même, le jetait chaque matin hors de son lit. Il était fourmi par amour. Il s’était donné cette tâche d’élever Julie au-dessus de l’humble niveau qui pesait sur son front si jeune, si beau, si fier. La destinée de Julie était de briller; il avait promis des rayons à son astre et il travaillait sans relâche, car il était fort et patient. Les gens comme lui parviennent à coup sûr; il avait la volonté indomptable, le talent qui la féconde et ce droit honneur qui reste, quoi qu’on dise, la meilleure des habiletés. Pour arrêter ceux-là, il faut la foudre qui frappe çà et là dans le tas humain touchant un homme sur cent mille! Et qui donc compte avec ces hasards de la foudre?
Ce matin, pourtant, les volets du commissaire s’ouvrirent avant la devanture d’André Maynotte. Il y avait je ne sais quoi d’anormal au premier étage. Mme Schwartz, en peignoir d’indienne, allait et venait dans la maison, écoutant à la serrure de son mari et en proie à une véritable fièvre de curiosité. Éliacin était entré au bureau et n’en ressortait point. Il y avait quelque chose de grave.
André avait passé une nuit sans repos. Il s’étonnait lui-même du trouble qui le prenait au moment d’entrer dans sa voie nouvelle. C’était une nature résolue; il avait pesé mûrement ses chances de succès; pourquoi donc cette agitation inquiète?
Julie dormait près de lui et semblait sourire à un rêve.
Bien des fois, depuis que la lueur du crépuscule s’était glissée dans la chambrette, André, soulevé sur le coude, avait promené son regard de la beauté sereine de sa jeune femme à l’angélique gentillesse de l’enfant, cachant à demi sa tête blonde derrière les rideaux du berceau. Il se sentait heureux pleinement, trop heureux, pourrait-on dire, cela l’effrayait. Au moment d’entamer la grande partie, il avait souhaité un nuage à son ciel.