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Le sommeil le prit enfin, tandis qu’il cherchait à l’horizon quelque chose qui ressemblât à une peine. Il ne savait pas qu’il dormait.

Il fut éveillé en sursaut par un gémissement. C’était Julie qui se plaignait, étouffée sous un cauchemar. Un baiser l’éveilla. Elle sourit: «Ils voulaient nous séparer!» Et ses beaux yeux se refermèrent. Cinq heures du matin sonnaient. Un bruit de marteau retentissait à l’étage supérieur.

La première idée d’André fut de se lever, mais il ressentait une fatigue extrême et un affaissement qu’il ne se souvenait point d’avoir éprouvé jamais. En même temps, une tristesse inconnue brisait sa pensée.

– Ils voulaient nous séparer! répéta-t-il sans savoir qu’il parlait.

Il y avait une petite pièce, servant de resserre à ses outils et aux objets non encore restaurés. Elle donnait sur la cour et attendait à la chambre à coucher. Au milieu de cette somnolence que produisait chez lui la lassitude, André Maynotte crut entendre des voix dans la resserre. Il sauta hors de son lit, car cela faisait illusion; on eût dit que plusieurs personnes causaient là, derrière la porte. Et le bruit du marteau continuait.

La porte ouverte, André vit qu’il n’y avait personne. Les voix venaient maintenant de la cour, et son nom, prononcé plusieurs fois, frappa ses oreilles.

La fenêtre était grande ouverte, à cause de la chaleur; il s’en approcha, marchant pieds nus. La cour était déserte comme la chambre.

Mais les voix s’entendaient encore plus distinctement. Elles semblaient être si rapprochées qu’André mit sa tête hors de la fenêtre pour voir si les causeurs n’étaient point collés contre le mur. Il leva les yeux; son nom venait d’être prononcé pour la seconde fois, en l’air: on l’eût juré.

Voici ce qu’il aperçut: immédiatement au-dessus de sa tête, un ouvrier, terminant sa besogne, enfonçait le dernier clou d’une sorte d’auvent, destiné à protéger la fenêtre de l’étage supérieur qui n’avait point de persiennes. Cette fenêtre éclairait le cabinet particulier du commissaire de police; elle était située au midi; l’été s’annonçait brûlant; le commissaire établissait tout bonnement des barricades contre l’invasion du soleil.

Il était arrivé quelquefois à André Maynotte de saisir quelques paroles tombant par cette fenêtre, surtout quand Mme Schwartz élevait la voix dans ses querelles de ménage. Ce n’étaient pas ses affaires, et la curiosité provinciale n’était point son péché: il n’avait prêté aucune attention à la comédie matrimoniale qui, chez ses voisins, atteignait un nombre fabuleux de représentations et s’était promis seulement de parler bas quand il causerait dans sa resserre. Mais l’auvent qu’on venait de poser et qui, pour le moment, formait un angle de 45 degrés, par rapport au plan de la fenêtre du premier étage, exagérant tout à coup les conditions particulières où se trouvait la petite pièce du rez-de-chaussée, renvoyait le son avec une telle netteté, qu’un appareil acoustique n’eût pas fait mieux.

Ce n’était pas l’ouvrier qui avait parlé. Les voix venaient de l’intérieur. Elles étaient émues et contenues. Ceux qui s’entretenaient là-haut paraissaient en garde contre ce fait que la fenêtre ouverte pouvait avoir des oreilles. André Maynotte resta immobile et déjà frappé. Pourquoi frappé? Il n’aurait su le dire, car étant donné son caractère ferme et absolu, peu lui importait les commérages des voisins.

Et en dehors des commérages qui vont et viennent, il n’y avait rien, sa conscience le lui affirmait, qui pût être dit contre lui.

Pourquoi frappé, alors, lui qui était tout jeune, lui qui dédaignait trop, peut-être, les petits hommes et les petites choses, lui qui était étranger dans la ville de Caen, lui qui se préparait à la quitter bientôt pour toujours?

Il écouta; son nom prononcé l’y autorisait; il écouta, guettant le retour de son nom.

L’ouvrier venait de rentrer après avoir achevé sa besogne. On se taisait maintenant à l’étage supérieur. Quand on se reprit à parler, la conversation avait tourné, sans doute, car les mots prononcés ne pouvaient plus s’appliquer à André. L’air était frais; sa fantaisie d’écouter ne le tenait guère; il allait regagner son lit, lorsque cette phrase tomba, prononcée d’une voix basse:

– Je vous dis qu’il est ruiné! mais ruiné roide! il parle de se brûler la cervelle.

André hésita. Ce n’était pas la voix du commissaire, non plus celle d’Éliacin, l’Alsacien blond. L’hésitation d’André devait durer juste le temps de faire cette réflexion, qu’il n’avait pas le droit de surprendre certains secrets. Il n’en eut pas le loisir. Le commissaire reprit avec une sorte de colère:

– Vous répandez de mauvais bruits. Tout cela retombe sur nous. Un homme pareil n’a jamais en caisse que l’argent de ses échéances.

La voix inconnue répliqua distinctement:

– Il y en avait en caisse plus de quatre cent mille francs en billets de banque.

André tressaillit de la tête aux pieds. Ce chiffre tout seul lui contait une histoire entière. M. Bancelle lui avait justement dit, la veille, que sa caisse contenait plus de quatre cent mille francs.

Il eut froid dans les veines. Était-ce pitié pour le malheur d’un homme? André Maynotte était un brave et généreux cœur, mais ce ne fut pas par pitié.

On ne sait comment exprimer ces choses: ce fut de la peur. Pourquoi… Encore une fois, pourquoi ce jeune homme, qui était l’honneur même, eut-il peur en devinant que la caisse du riche banquier Bancelle venait d’être forcée et vidée?

Les faits de pressentiments ne sont pas rares. Les grands chocs ont de mystérieux avant-coureurs, comme les grandes maladies sont annoncées par leur prodromes. André Maynotte avait un poids sur le cœur.

Dans la chambre à coucher, il crut entendre encore ces gémissements qui naguère l’avaient éveillé. Il se traîna, défaillant, jusqu’à la porte. L’enfant reposait paisiblement; la jeune mère, appuyant sur son bras nu les boucles éparses de ses magnifiques cheveux, dormait aussi, tranquille et belle comme une sainte.

André tendit ses mains vers ces deux êtres si chers. Il était pâle et il tremblait.

Nous parlions de pressentiments. Ce qui va suivre n’est pas une explication, mais un renseignement.

La ville de Caen, qui devait avoir quelques années plus tard cette tragédie bizarre et terrible, le meurtre de l’horloger Pesade, vivait, en 1825, sur les récents débats de l’affaire Orange.

Les époux Orange, fermiers au pays d’Argence, avaient été condamnés, en août 1825, par la Cour royale de Caen, à la peine de mort, comme coupables de meurtre commis, de complicité, avec préméditation, sur la personne de Denis Orange, leur oncle paternel. C’était une de ces lugubres causes, où l’avidité villageoise joue le rôle principal. Chaque année, l’avarice des campagnes tire quelque nouvelle édition de cette hideuse bucolique: un vieux paysan a l’imprudence de céder son bien à ses neveux, sous condition d’être nourri, logé, soigné jusqu’à sa mort. Un tel contrat renferme naturellement, du côté des neveux, cette stipulation implicite que l’oncle ne mettra pas trop de temps à mourir. Si l’oncle abuse et s’attarde, on lui coupe la gorge avec une serpe, à moins qu’on ne le jette dans un puits. Chacun sait cela; néanmoins, il y a toujours de vieux oncles pour accepter ainsi la dangereuse hospitalité de leurs héritiers.