Il s’était présenté ici des détails assez repoussants pour donner un brillant succès à la cause. Le public avait gardé quelques doutes sur la culpabilité des époux Orange, qui étaient tout jeunes: Pierre, un mâle gaillard qui aurait pu gagner sa vie autrement; Madeleine, une belle et naïve créature, qui ne savait que pleurer quand on parlait de son oncle.
La peine capitale avait été commuée, et, dans le pays d’Argence, on connaissait un valet de charrue qui buvait quatre fois ses gages, depuis le temps, et qui était bien capable d’avoir fait le coup.
André Maynotte était un homme de vaillance, d’intelligence et d’honneur, mais ce n’était pas un lettré. Il avait assisté aux débats de l’affaire des époux Orange. Il en gardait une impression profonde, d’autant plus qu’il les jugeait innocents.
Mais de là à s’effrayer pour son propre compte, il y a loin. Qui l’accusait? Sous quel prétexte pouvait-on l’accuser? Nous rentrons dans l’inexplicable. Ceci est le fait même du pressentiment qui ne répond jamais à toutes les questions qu’on lui pose.
André tremblait, il était très pâle. On avait prononcé son nom par deux fois là-haut chez le commissaire de police. Cependant sa raison se révoltait, et un sourire lui vint aux lèvres, tandis qu’il se disait: «C’est de l’extravagance.»
En effet, c’était folie, car il faut à tout le moins un motif, un prétexte.
– J’ai toujours dit, s’écria impérieusement une voix nouvelle dans la chambre du haut, qu’il fallait se méfier de ces gens-là!
C’était Mme Schwartz qui venait de faire irruption dans le bureau. Cette fois, on ne prononçait aucun nom, et pourtant André Maynotte était sûr, absolument sûr, qu’on parlait de lui. Ces gens-là! Lui et sa femme.
On tenta évidemment de faire sortir Mme Schwartz, mais elle déclara qu’elle avait le droit de rester; l’affaire la regardait personnellement, puisque, avec de pareils voisins, désormais, on ne pouvait pas dormir tranquille. La certitude d’André prenait des raisons d’être, si elle ne pouvait pas augmenter. Le commissaire dut céder, car la discussion s’éteignait. La voix inconnue poursuivit cependant:
– Cette pensée-là a sauté aux yeux de M. Bancelle. Quand sa femme et ses enfants sont venus, il s’est écrié: «J’ai tout dit à cet homme-là! Il savait que j’avais en caisse le prix de ma terre, outre mon échéance. Il a vu le secret, et le brassard lui appartient…»
André ne comprit pas cette dernière phrase, dont le sens précis eût été pour lui un coup de massue. Il n’avait pas besoin de cela. Tout son sang lui rougissait le visage et la sueur coulait à grosses gouttes de son front.
– Ils étaient deux? demanda le commissaire.
– Oui, lui fut-il répondu. Il a fallu quatre mains occupées à la fois pour le travail de forçage.
– Quatre mains d’hommes vigoureux?
– Non… La moitié de la besogne pouvait être faite par un enfant.
– Ou par une femme… prononça tout bas le commissaire.
– Ne m’as-tu pas dit, s’écria Mme Schwartz, que tu les avais rencontrés tous deux, hier soir, sortant à des onze heures!
André mit ses deux mains sur sa poitrine qui haletait. Mais l’idée de son innocence jaillit du sein même de cette détresse et il se releva d’un coup. Le désir lui vint de monter et de confondre en trois paroles cette absurde accusation. Il fit un pas, tout nu qu’il était, pour mettre ce dessein à exécution. Ce mouvement le porta en face de l’entrée, et son regard tomba pour la seconde fois sur la belle dormeuse qui toujours souriait. Il s’arrêta. Une angoisse nouvelle l’étreignit: elle aussi était accusée!
Elle, c’était son cœur. Il n’avait jamais senti comme à cette heure à quel point il l’adorait. Ses épouvantes revinrent et le terrassèrent. Un éblouissement lui montra la prison, l’audience, que sais-je? Il vit la foule autour du banc des accusés; il entendit cette voix dure, orgueilleuse, implacable…
Il se trompait, mais il tremblait, lui qui était, nous le verrons bien, ferme et fort.
– Il est comme fou, ce pauvre Bancelle, reprenait en ce moment la voix étrangère. Il a sa tête dans ses mains et va répétant: «C’est moi, c’est moi, c’est moi qui lui ai donné l’idée du brassard!»
– Il faudrait les arrêter tout de suite, dit Mme Schwartz.
– La maison est cernée, répondit le commissaire.
C’est à peine si André fit attention à ces deux dernières répliques, si menaçantes pourtant et qui exprimaient si violemment le péril de la situation. Il n’avait entendu qu’une chose: M. Bancelle allait répétant: «C’est moi qui lui ai donné l’idée du brassard!»
À lui, André. Nous savons qu’il avait été question du brassard, la veille, entre le banquier et le jeune ciseleur. Mais que faisait là le brassard? C’était la seconde fois qu’on parlait du brassard, là-haut, chez le commissaire de police.
Quel brassard? Il y avait silence à l’étage au-dessus.
La fièvre d’André creusait son cerveau. Quel brassard? On s’était donc servi d’un brassard?
Le sien était là, dans son magasin, en montre, comme toujours. Machinalement, il se dirigea de ce côté. Il entra dans le magasin et poussa un gémissement étouffé: l’instant d’après, il revint, appuyant son bras chancelant aux meubles et à la muraille. Sa joue était livide, ses yeux s’éteignaient; des convulsions faibles contractaient sa bouche.
– On l’a volé! murmura-t-il comme s’il eût confié ce fatal secret à quelque être invisible. On m’a volé le brassard!
En ce moment le commissaire disait:
– C’est Bertrand, l’allumeur de réverbères.
– A-t-il vu quelque chose? demanda sa femme avidement.
– Il les a vus, répliqua le commissaire, dont la voix dénotait une véritable émotion, à minuit, sur le banc qui est là-bas, à l’autre bout de la place. Ils parlaient de la caisse de M. Bancelle, où il y avait, disaient-ils, plus de quatre cent mille francs, et ils comptaient des billets de banque.
André se laissa tomber sur ses deux genoux en rendant un râle sourd; le choc de sa tête éveilla Julie qui, souriante et les yeux fermés à demi, lui jeta ses bras autour du cou.
VII Maison cernée
La maison habitée par les Maynotte et M. Schwartz, le commissaire de police, n’avait que deux étages. Au fond de la cour, un assez grand bâtiment composé d’écuries et de remises servait à l’exploitation d’un loueur de voitures qui occupait avec sa famille le second étage. Au rez-de-chaussée, sur le devant, toute la partie à droite de la porte cochère appartenait à André. Dans l’autre partie, qui était moins large de moitié, le loueur avait installé ses bureaux.
L’industrie des loueurs, qui se porte encore assez bien, florissait alors encore mieux, et, entre tous les loueurs, M. Granger gardait la vogue pour la bonté de ses chevaux. Il avait en écurie, s’il vous plaît, des normands de cinq cents écus, et pour ceux qui voulaient brûler la route tout à fait, il avait un anglais de cent cinquante louis qui trottait comme pur-sang galope.
En foire, une heure gagnée peut valoir parfois plein la main de pistoles. Julie ne savait pas pourquoi son mari était ainsi agenouillé près du lit; elle ne se doutait de rien; elle ne songeait même pas à s’informer.