– André Maynotte, répondit-il en étanchant la sueur de son front, a deux ou trois licous autour de la gorge. Sans cela, le colonel aurait eu beau dire et beau faire, André Maynotte serait depuis longtemps au fond du canal… Reprends ta besogne, je tiens bon; auquel en es-tu?
– Au neuvième.
– Attends!
Il y eut un moment d’arrêt, et Trois-Pattes demanda:
– Est-ce que vous avez entendu quelque chose, patron?
M. Lecoq avait tressailli de la tête aux pieds.
– Non, répondit-il d’une voix altérée; mais…
– Mais quoi?
Trois-Pattes sentit la main de son compagnon passer rapide et tremblante sur son crâne et sur ses joues. M. Lecoq acheva d’un accent épouvanté:
– Qui êtes-vous?
L’estropié saisit sa main en éclatant de rire.
– Pas de bêtises, patron! s’écria-t-il. Voilà que vous avez idée de jouer au couteau!
– Qui es-tu? répéta Lecoq, faisant effort pour dégager sa main. Trois-Pattes, tout en luttant, riait comme malgré lui.
– Il n’est donc pas permis de se rapproprier pour aller dans le monde? dit-il. Je me suis fait raser et tondre, patron: nous avons perdu cinq minutes.
Lecoq reprit sa position première en grondant et dit:
– Tu as raison. Marche!
– Vous savez pourtant bien que c’est moi, patron! fit l’estropié qui recommença aussitôt sa besogne.
– Je donnerais vingt-cinq sous, bonhomme, répliqua Lecoq essayant de railler, pour te voir ainsi tondu et rasé! Tu dois être drôle!
– Ça pourra venir, patron. Nous sommes au dixième clou. Moi qui ne suis pas si riche que vous, je donnerais moitié: douze sous et demi, pour connaître les trois licous que ce coquin de Bruneau a autour de la gorge. Ne bougez pas et tenez bon.
– Le premier, répliqua complaisamment Lecoq, le dernier par ordre de dates, c’est l’accident de la comtesse Corona… va! ton Bruneau serait bien reçu à la préfecture! Le second, c’est sa condamnation de Caen qui pèse sur lui comme au premier jour; le troisième enfin, et le meilleur des trois, c’est la condamnation de sa femme…
– Bah! l’interrompit Trois-Pattes. La baronne Schwartz n’est plus sa femme!
– Il n’a jamais cessé de l’aimer.
– Vous croyez? Baissez un peu le coude.
– J’en suis sûr.
– Depuis dix-sept ans! Quelle constance!
– Il y a des troubadours! fit M. Lecoq. Sa voix changea pendant qu’il prononçait ces mots. Et presque aussitôt après, comme s’il se fût complu désormais à parler, il ajouta:
– Sans l’idée que nous eûmes, le colonel et moi, de lui donner le change en dirigeant ses soupçons sur le Schwartz, qui sait ce qu’il eût tenté contre nous? C’est un mâle, après tout. Il a su éviter la potence à Londres, comme le bagne en France. Mais, contre deux lapins comme moi et le colonel, il faut plus qu’un mâle. Sans l’approcher, nous fîmes tomber une charretée de sable dans ses yeux: le baron Schwartz était à Caen la nuit du vol, Maynotte le savait; le baron Schwartz, un an après, avait quatre cent mille francs quand il épousa Julie. D’un autre côté, ce mariage était la sauvegarde de Julie. Julie avait une fille. Elle aimait peut-être son nouveau mari…
– Vertuchoux! cette raison-là m’aurait brûlé le sang, à moi!
– Il y a des chiens de terre-neuve, des prix Montyon… des imbéciles!
Certes, M. Lecoq n’était pas un imbécile; il avait fait ses preuves comme comédien, mais à de certaines heures l’émotion victorieuse dompte les habitudes diplomatiques les plus invétérées. Les paroles prononcées par M. Lecoq étaient bonnes et bien choisies pour dissimuler la suprême agitation qui le poignait. Seulement, il les prononçait mal et les tressaillements de ses muscles démentaient sa tranquille loquacité.
Sa voix chevrotait, pendant qu’il parlait trop; il y avait en toute sa manière d’être depuis une minute environ une fièvre qui n’était plus celle de l’impatience, et, malgré l’obscurité impénétrable, une menace terrible se dégageait de lui. Trois-Pattes semblait ne point percevoir ces signes d’une tempête prochaine. Il travaillait consciencieusement et toujours. Mais pourquoi cette tempête menaçait-elle?
Depuis une minute, le bras libre de M. Lecoq ne se fatiguait plus. Sa main robuste serrait toujours les reins de l’estropié, mais le sens de son effort avait changé, de telle sorte que cet effet devenait impuissant à soutenir Trois-Pattes. Cette transformation s’était opérée graduellement et de parti pris. C’était une épreuve. Et l’estropié, qui n’était plus soutenu, l’estropié, qui aurait dû s’affaisser sur ses jambes mortes, restait debout!
Voilà pourquoi M. Lecoq parlait beaucoup, comme tous ceux qui éprouvent un grand trouble. Et voilà pourquoi, tandis qu’il parlait, sa voix altérée tremblait.
Qui était cet homme? Pour quelle lutte atroce et aveugle cet homme lui rendait-il son bras prisonnier?
C’était peut-être un ami, car, de la part d’un ennemi, le travail accompli par Trois-Pattes eût été un acte de pure folie. Mais ce n’est pas la philosophie de tout le monde qui guide les gens comme M. Lecoq, et dans le doute ils ne s’abstiennent pas.
D’ailleurs, un éclair venait de luire à l’esprit de M. Lecoq. Il y a des fantômes qu’on voit partout, et parmi ces ténèbres épaisses, le fantôme d’André Maynotte avait ébloui les yeux de Toulonnais-l’Amitié.
Trois-Pattes, sentant toujours à ses reins la pression de cette main robuste, ne devinait peut-être pas. Il toussa, comme s’il eût voulu souligner le dernier aveu, puis il dit:
– Patron, donnez pour boire, la besogne est achevée. L’ancien commissaire de police et le magistrat entendirent en effet le son métallique du brassard, qui grinça en s’ouvrant. Puis, tout de suite après, une voix étranglée cria:
– Tiens! voici pour boire!
Malgré la promesse qu’ils avaient faite, les deux témoins de cette scène s’élancèrent vers la porte de la grille et tentèrent de l’ouvrir. Ils avaient vu, non point avec leurs yeux aveuglés par la nuit, mais avec leur instinct, aiguisé par la longue attente, ils avaient vu Lecoq profitant de sa délivrance pour poignarder André Maynotte.
Et ils ne s’étaient point trompés.
D’un mouvement rapide comme l’éclair, Lecoq, après avoir lâché les reins de son libérateur, lui planta un coup de couteau à la hauteur de la poitrine. Son couteau rencontra le vide, pendant qu’il prononçait les paroles que nous venons d’écrire, et la voix de l’estropié répondit au ras du soclass="underline"
– Patron! vous m’avez laissé tomber!
Lecoq, guidé par le son, se jeta sur lui à corps perdu.
– Eh bien! eh bien! dit encore la voix calme de Trois-Pattes à plusieurs mètres de distance, est-ce ainsi que vous me remerciez, patron!
M. Roland secoua la porte qui résista. M. Lecoq ouït le bruit et bondit de ce côté. Il vint, dans sa fureur, se heurter contre le grillage où il croyait trouver sa victime.
– Ici, fit alors Trois-Pattes comme on parle à un chien. Ici, Toulonnais-l’Amitié! on t’attend!
Cette fois, la voix sortait à hauteur d’homme. M. Lecoq bondit de nouveau en poussant un rugissement rauque. Le prétendu Trois-Pattes le reçut de pied ferme; il y eut un choc sourd, puis le bruit d’une lutte violente.