Seulement, le pied de notre Curtius avait glissé en remontant de l’abîme où l’on gagne l’auréole; il avait nom M. Lecoq comme devant; moins que cela, il avait nom Toulonnais-l’Amitié; ce n’était qu’un vulgaire coquin, puisqu’il n’avait pas réussi, et la lueur pénétrant dans le bureau montrait son visage noir de sang, tandis qu’il se débattait vainement sous le talon d’André Maynotte, appuyé contre sa gorge.
XIII La caisse Bancelle
André Maynotte était debout, tenant à la main le couteau qu’il avait arraché aux doigts crispés de Lecoq. Celui-ci, doué de la vigueur et de l’agilité que nous connaissons, et de plus, armé du long stylet corse, avait dû être terrassé par une puissance physique bien terrible, car il gisait sur le parquet comme une masse inerte. Sa face congestionnée, marbrée de noir et livide, était effrayante à voir. Ce n’était plus ce faiseur fanfaron, moqueur, effronté, rondement cynique, et ne manquant même point d’une certaine gaieté brutale. Le masque avait glissé sur le visage de l’Ajax des Habits Noirs. Le masque tombé laissait voir l’épilepsie enragée d’un scélérat vaincu.
Son poignet droit portait les traces sanglantes du brassard, sa chemise déchirée montrait à son cou les deux énormes meurtrissures qui l’avaient jeté bas après une lutte de quelques secondes. Il ne bougeait plus; ses mains convulsives semblaient adhérer au parquet où ses ongles s’enfonçaient; le souffle sortait pénible et sifflant de sa poitrine. Ses yeux demi-fermés disparaissaient dans l’ombre de ses sourcils violemment rapprochés, laissant sourdre par intervalles une lueur rougeâtre. Le pied d’André le tenait cloué au sol.
La série des événements que nous venons de raconter s’était déroulée avec une rapidité si grande qu’au moment où nous montrons l’intérieur du bureau de M. Champion, éclairé par les lumières venant du salon de ce même pêcheur remarquable, les vibrations de la pendule qui avait sonné deux heures étaient encore dans l’air. André jeta un regard vers la porte ouverte, au-delà de laquelle des têtes curieuses se penchaient avidement; il ramena ses yeux sur Lecoq, immobile comme un mort; André se méfiait et veillait.
– Ayez un flambeau, dit-il.
M. Roland prit lui-même une lampe des mains de l’agent le plus proche.
– Que cette porte soit fermée! ajouta André. Vos agents doivent éteindre leurs lumières et attendre en silence: d’autres malfaiteurs viendront se prendre au piège.
Un imperceptible mouvement agita les lèvres de M. Lecoq. Était-ce une lueur d’espoir qui rentrait en lui?
L’ancien commissaire de police obéit comme avait fait le conseiller. On eût dit qu’André Maynotte était ici pour donner des ordres. Il se tenait droit, et, sans le savoir, il gardait en effet l’attitude du commandement: ses yeux brillaient d’un éclat tranquille; sa joue était pâle; ses narines de lion se gonflaient au souffle d’un mystérieux orgueil.
Ce n’était pas André Maynotte d’autrefois. Dix-sept années de souffrance avaient ennobli la populaire et mâle beauté de ce front. Il y avait là un complet épanouissement de virile puissance, et il y avait aussi la douce empreinte du sacrifice.
C’était encore moins, comme on peut le penser, le masque pétrifié de Trois-Pattes, encore moins, s’il est possible, la paisible et matérielle expression du marchand d’habits normand, M. Bruneau.
C’était tout cela, pourtant, mais tout cela relevé, éclairé, si l’on peut ainsi dire, et dépouillé du déguisement moral que cette implacable volonté avait subi pendant si longtemps. Il y avait autant de différence entre ce visage jeune, hautain, rayonnant, sous son étrange couronne de cheveux blancs, et l’humble physionomie du marchand d’habits, qu’entre ce corps droit, sculpté richement comme un chef-d’œuvre antique, et la misérable carcasse du reptile humain, le commissionnaire paralytique de la cour des Messageries. Il avait fallu, on le voyait bien maintenant, une incomparable force d’âme pour soutenir pendant des années la torture de ce double mensonge. Il semblait, en effet, plus fort qu’un homme, et son calme égalait sa force. Aussitôt que la porte fut close, il dit:
– Je n’ai pas le désir de me venger, mais la volonté de punir: volonté froide, éprouvée, inébranlable. Dieu seul, désormais, pourrait mettre un obstacle entre ma main et le coupable. Quelles que soient les apparences, je suis juge. Ici est mon tribunal. Mon arrêt sera prononcé sans passion ni hâte. J’ai le temps. Nul ne viendra du dehors; l’état-major des Habits Noirs a des intelligences partout et doit être averti déjà. Peu importe, le secret dévoilé, l’association mourra. Nul ne viendra de l’intérieur, cette maison est en fête, écoutez!
L’harmonie lointaine et joyeuse arrivait en effet comme un écho plein de moqueries. André Maynotte ajouta:
– Cet homme ne se défendra plus. Il a joué son va-tout. Il a perdu. Il est mort.
L’immobilité complète de Lecoq sembla ratifier cette sentence. Les deux témoins, le magistrat et le fonctionnaire, étaient, dans toute la force du terme, subjugués par l’intérêt de cette scène étrange. Le chef de division, homme timide et de milieu, cherchait une règle de conduite dans la contenance de M. Roland; celui-ci, plus robuste d’intelligence et plus compromis aussi dans le passé, par l’énergie même de sa nature, subissait une sorte de fascination. Il y avait dans ce que venait de dire André Maynotte des paroles contre lesquelles tous deux éprouvaient le besoin de protester. Nul n’a le droit, assurément, de se constituer juge, surtout en sa propre cause, et il n’y a pas dans nos mœurs, surtout pour deux hommes tels que M. Roland et M. Schwartz, d’autre tribunal que celui qui délibère en robe rouge ou noire sous le crucifix, en présence de tous ceux qui veulent entrer par les portes grandes ouvertes.
C’est la loi, le recours et la garantie.
Ici, rien de tout cela. Des portes closes et une grille fermée entre les deux seuls témoins qui formaient l’auditoire, et l’arbitre dont le pied foulait la gorge de l’accusé. Pourtant, l’auditoire garda le silence.
C’étaient deux honnêtes cœurs: une vaillante nature et un paisible caractère, esclaves tous deux des formes acceptées, ayant vécu trente ans l’un et l’autre du droit payé par le fait, de ce qui doit être et de ce qui est.
Ils étaient frappés violemment par le drame présent et par les circonstances extérieures qui l’agrandissaient dans tous les sens à la taille d’un immense événement judiciaire, mais ils étaient touchés plus profondément encore par cet autre drame lointain dans lequel ils avaient eu des rôles, et qui venait se dénouer ici avec ses deux acteurs principaux, avec les accessoires aussi de sa principale scène.
La caisse Bancelle et le brassard ciselé avaient cette voix muette des objets matériels, qui parle plus haut que la voix des hommes elle-même. Dans le silence, la parole d’André Maynotte s’éleva de nouveau.
– Le présent vous a-t-il fait deviner le passé? demanda-t-il en s’adressant aux deux témoins.
Et comme ils hésitaient tous deux, André ajouta:
– Dans la nuit du 14 juin 1825, cet homme s’introduisit chez moi, place des Acacias, à Caen, et me vola ce brassard, à l’aide duquel il a commis un crime. Cela vous semble-t-il prouvé?