– Oui, répondirent les deux fonctionnaires à voix basse, cela nous semble prouvé.
– Pour ce crime, continua André Maynotte, la cour d’assises de Caen m’a condamné; elle a aussi condamné ma femme. Sur ma femme et sur moi cette condamnation pèse toujours.
– Si les efforts de toute une vie… s’écrièrent à la fois les deux témoins.
Un geste froid d’André Maynotte les interrompit.
– Il y a des blessures, dit-il, que nul effort ne peut guérir, et je n’ai pas confiance.
Puis il reprit:
– Dans l’île de Corse, où je suis né, il est un repaire que, sans moi, les gens qui protègent votre société n’auraient jamais trouvé. Avant de mourir, je l’indiquerai du doigt, et j’aurai ainsi rendu à votre société le bien pour le mal.
«L’histoire qui va se terminer ici n’a pas commencé à Caen: c’était dans mon pays; un soir, ce misérable, connu parmi ses pareils sous le nom de Toulonnais-l’Amitié, insulta une noble enfant que j’aimais sans espoir. Je la défendis. De là sa haine. Il n’eut pas alors, il n’a jamais eu la banale excuse de la passion, car cette femme que poursuivait son caprice, il l’a livrée à un autre.
«Cette femme était Giovanna-Maria Reni, des comtes Bozzo, Julie Maynotte, Mme la baronne Schwartz, votre victime, messieurs, car vous l’avez poussée dans un sentier qui n’a d’autre issue que la mort.
«Ne m’interrompez plus. Je sais que vous êtes des gens de bien: c’est parce que je sais cela que vous êtes ici. Vous ferez ce qu’ordonnera votre conscience.
«Mais j’étais homme de bien; j’avais une femme de bien. La femme est perdue; l’homme a subi les tourments de l’enfer, parce qu’un tribunal, composé de gens de bien, a jugé en tout honneur et en tout bien sur le verdict rendu par douze hommes de bien… Je n’ai pas confiance.
«Je ne veux, pour punir celui que je hais et pour sauvegarder ceux que j’aime, d’autre juge que moi.
«J’ai un fils à qui vous avez fait une bien cruelle jeunesse. Je n’ai plus de femme, quoique Julie Maynotte soit vivante. Je l’aime de toutes les forces de mon cœur; elle n’a jamais aimé que moi. Entre nous deux, il y a un abîme.
«Elle était jeune. Parmi vos châtiments, il en est qui sont bien plus redoutables que la mort. Est-ce vous qui direz: «Cette voleuse a eu tort de ne pas se réfugier dans le suicide?» On avait reconnu mon cadavre, sur une grève; elle se croyait veuve: est-ce vous qui jetterez la première pierre à cette bigame?
«Elle est bigame; elle est voleuse! elle, Julie, le saint amour de ma jeunesse! Elles étaient aveugles et sourdes, les idoles païennes. Sous l’œil de Dieu vivant, y a-t-il donc place encore pour l’horrible fatalité!
«Votre loi est sur elle deux fois, comme voleuse et comme bigame. Cet homme qui est là, sous mon pied, savait cela. Il feuillette vos codes aussi souvent que vous. Vos livres sont ses livres. C’est votre loi même qu’il serre comme un carcan autour du cou de ses victimes.
«Cet homme est libre, puissant; à ne consulter que vos registres, cet homme ne vous doit rien. Sans moi, les quatre millions qui sont dans cette caisse lui appartiendraient, il serait loin déjà, et une pleine fournée d’innocents, parmi lesquels sont vos fils à tous les deux, tromperait la légitime vengeance de la justice. Du moins pensez-vous qu’il y a des complices? oh! certes, une armée de complices.
«Alors le partage doit diminuer sa part?
«Point de partage! Ici, dans le sang qui a coulé de son bras, voici en quatre tomes, la dernière œuvre d’une étrange intelligence. Quatre millions encore: quatre millions de billets faux qui seraient devenus la proie des Habits Noirs, trahis cette fois, et trahis sans danger pour le traître, car cet homme n’avait qu’un seul complice: moi, un débris humain, un pauvre être qu’on tue en posant le pied dessus. Je ne devais pas voir le soleil de demain.
«Demain, loin du bruit éclatant autour de cette affaire, pendant que les innocents et les coupables se débattront sous votre main, celui-ci va marcher tête levée. Il est sûr de ceux-là mêmes qu’il a trahis. Nul ne prononcera son nom, parce qu’il est leur sauvegarde. Jusqu’à la porte du bagne et jusqu’à l’échafaud, ils espéreront en lui, d’autant qu’il a grandi de toute la hauteur de leur chute.
«Il est l’héritier d’une pensée hardie et qui peut-être eût réussi dans les mains de son auteur. Le voilà chez le roi. Il offre un instrument merveilleusement combiné pour occuper la tête d’un parti. Son offre répond à un désir passionné. Qui sait où va monter sa fortune?
«Folie, n’est-ce pas? folie, en effet, parce que me voilà!… mon instruction criminelle est finie. Voici l’acte d’accusation: Cet homme a essayé de m’assassiner en Corse; il a réussi à me tuer moralement au palais de justice de Caen; il a tenté de m’achever à Paris, chez lui, rue Gaillon, où je fus sauvé par une chère créature, qui depuis est morte sous ses coups; il m’a hissé au gibet de Londres; hier enfin, il a mis sur moi son dernier crime, le meurtre de cette belle et infortunée comtesse Corona, si bien que je serais encore sous les verrous, si le long apprentissage de la bataille ne m’eût enseigné l’escrime qui pare ses coups…
À ce moment, un bruit se fit entendre de l’autre côté de la porte principale, donnant sur le salon de M. Champion. Lecoq tressaillit sous le pied d’André et tendit l’oreille. C’était son premier signe de vie, depuis qu’il avait été terrassé. En même temps, la porte dérobée, communiquant avec l’hôtel, eut un imperceptible mouvement. Un rayon s’alluma dans l’œil de Lecoq.
Les autres ne prirent pas garde.
– C’est la trappe qui tombe sur quelque subalterne, dit André, faisant allusion au bruit venant du salon Champion; cela ne nous importe point, et je continue. Le logis de Bruneau a été cerné après le meurtre de la comtesse. Il n’y avait qu’un mur entre le logis de Bruneau et la mansarde de Trois-Pattes. Ils savaient qui était Bruneau; cela les empêchait de s’inquiéter de Trois-Pattes. Le déguisement était si bon, qu’ils avaient chargé Trois-Pattes de surveiller Bruneau!
«Il fallait cela. Il s’agissait de tromper un homme dont le regard perçait tous les masques. L’Habit-Noir, le Père, le Mogol, car le chef a ces noms dans la bande, était un esprit prudent, subtil et doué d’une adresse diabolique. Il a égaré longtemps mes recherches, faisant pour moi comme il avait fait pour la justice, et s’abritant derrière le baron Schwartz que j’avais tant de motifs de haïr. Il était le maître, celui-ci n’est qu’un valet; il était la pensée, celui-ci n’est que le bras. Aussi voyez, dès que Dieu a atteint la pensée, le bras s’est paralysé.
«Je sais, je suis le seul à savoir le vrai nom de celui que vous appeliez le colonel Bozzo-Corona. Si Paris entendait ce nom, Paris tout entier viendrait en pèlerinage à sa tombe. C’était un vieux tigre; il avait choisi pour mourir la seule jungle qui soit en Europe. Le dernier des bandits légendaires avait quitté dès longtemps ces forêts calabraises, où le pillage et le meurtre n’ont qu’un indigent produit. Il chercha un jour, et il trouva la grande forêt, la vraie forêt, la forêt de Paris, où le monde entier passe, caravane incessamment chargée de richesses. Ici, à Paris, après des années de victoires, l’ancien héros de grand chemin s’est éteint sous vos yeux, dans son lit, et vos cartes de visite emplissent une corbeille chez le concierge de son hôtel.
«Vous l’aviez sacré philanthrope; nul d’entre vous n’avait reconnu le diable sous sa robe d’ermite. Autour de sa tombe, vous étiez rangés, écoutant des panégyriques. Dès son vivant, il avait assisté à son apothéose, et Paris tout entier avait chanté en chœur la légende de ses exploits. Je le vis une fois, en un théâtre subventionné par l’État, assis sur le devant d’une loge illustre, sourire en écoutant la musique d’un membre de l’Institut, adaptée du poème d’un académicien qui était l’épopée de ses anciennes fredaines. Paris célèbre volontiers les bandits; aussi les bandits aiment Paris. Paris et le bandit s’applaudissaient, en vérité, l’un et l’autre dans cette élégante salle de l’Opéra-Comique, où celui qui vole et qui violente eut, de tout temps, auprès des charmantes femmes et des hommes intelligents le droit imprescriptible de bafouer la loi, représentée par les gendarmes.