En même temps, il atteignit la valise et l’ouvrit.
– Au nom de Dieu! supplia Julie, expliquez-vous, André, mon mari!
– Je vais vous conduire, répliqua André; en chemin, je vous dirai tout.
Julie s’assit, car le cœur lui manquait.
– Hâtez-vous! dit André, reprenant son ton de commandement. Il ouvrit tout grands les tiroirs de la commode.
Julie demanda en pleurant:
– Que faut-il mettre dans la valise?
– Tout ce que vous pourrez, répondit André.
– Dois-je donc être longtemps loin de vous?
– Dieu le sait.
La voix d’André trembla en prononçant ces derniers mots. Julie s’élança vers lui et se pendit à son cou.
– Et mon fils? mon fils? cria-t-elle avec angoisse.
André n’avait pas songé à l’enfant, car il resta un instant tout indécis. Comme Julie faisait un mouvement vers le berceau, il l’arrêta pour la seconde fois.
– Le petit n’a rien à craindre, murmura-t-il.
– Mais nous avons donc quelque chose à craindre, nous? s’écria-t-elle encore.
Le jeune ciseleur hésita, puis il répliqua tout bas:
– Oui, quelque chose de terrible. Si vous m’aimez, Julie, hâtez-vous! Elle refoula ses larmes et entassa dans la valise les objets à son usage. Désormais, ce qui dominait en elle, c’était l’épouvante. André la laissa seule une seconde fois pour entrer dans la resserre. Le palefrenier attelait Black au tilbury.
– Salut, monsieur Maynotte, dit-il en le voyant à la fenêtre. Il y a du nouveau en ville, savez-vous? Les mouches sont autour de la maison et ne veulent pas dire de quoi il retourne. Vous êtes tout pâlot, ce matin, savez-vous?
– Une belle bête, fit André en examinant Black.
– Pour la beauté, répliqua le palefrenier, j’aime mieux nos normands, sans compliments. C’est plus dodu, oui, à la croupe comme au poitrail; mais pour le fond et la vitesse, ah dame!… Tiens! voilà encore deux argousins qui montent chez le commissaire! Il y a du nouveau pour sûr!
André jeta un regard dans la chambre à coucher. Julie était agenouillée auprès du berceau de l’enfant.
– Vous me direz, continuait le palefrenier bavard, que ça ne nous regarde pas, c’est certain. Mais on aime savoir, pas vrai?
– Es-tu prête? demanda André à voix basse.
Au lieu de répondre, Julie, qui était maintenant froide et pâle comme André lui-même, interrogea ainsi:
– Est-ce pour moi ou pour toi qu’il faut partir?
– Pour moi, répliqua André.
Elle se mit sur ses pieds et prononça résolument:
– Je suis prête.
Puis elle ajouta comme si un élancement de conscience l’eût blessée:
– Suis-je punie parce que j’ai tant souhaité Paris!
André ferma la valise et la poussa dans la resserre jusqu’au pied de la croisée. Il mit dans les poches de sa redingote ses pistolets, son portefeuille et une casquette de voyage. Puis se présentant de nouveau à la fenêtre et toujours tête nue:
– Hé! l’ami! cria-t-il au palefrenier, qui passait le mors entre les dents de Black.
– Quoi, monsieur André?
– Faites-moi inscrire au bureau pour le cabriolet, onze heures, la demi-journée. Nous voulons aller voir la nourrice avec le petit.
Le premier mouvement du brave garçon fut d’obéir, mais il se ravisa:
– Ce n’est pas pour vous refuser, monsieur André, dit-il, mais je ne répondrais pas de black, qui a le diable au corps.
– Donnez-moi la bride en main, allez! Je n’aime pas voir ces oiseaux qui sont sous la voûte.
Le palefrenier se mit à rire.
– Le fait est, grommela-t-il, que c’est un gibier qui ne vaut pas cher.
En même temps, il fit marcher Black jusqu’à la croisée et mit les rênes dans la main d’André.
– Une petite minute, dit-il en disparaissant sous la voûte.
Dès qu’André ne le vit plus, il lança la valise dans le tilbury. Julie avait dit: «Je suis prête.» Elle était là. André l’aida à franchir l’appui de la croisée et la fit monter dans le tilbury où il prit place auprès d’elle… En ce moment, Mme Schwartz, par hasard, mit la tête à sa croisée, et, les apercevant, s’écria:
– À l’aide! voici les voleurs qui s’évadent!
Julie chancela sur l’étroite banquette. André passa son bras autour de sa taille pour la soutenir et saisit les rênes de la main droite. Black piétina des quatre pieds, puis s’ébranla, obéissant au mouvement du jeune ciseleur qui lui fit faire le tour de la cour pour avoir du champ. Bien lui en prit, car Mme Schwartz était déjà à la fenêtre de la rue poussant des cris d’aigle et disant:
– Au voleur! à l’assassin! au feu!
Black, lancé du premier coup à toute bride, franchit la voûte d’un élan. Les hommes de police qui étaient là s’effacèrent contre la muraille. Ceux de la place des Acacias, ainsi que les gardes de ville et les gendarmes, avertis par Mme Schwartz et par le commissaire lui-même qui avait rejoint sa femme et qui se démenait à sa fenêtre sur le devant, se portèrent comme il faut à leur devoir. Mais ce Black était un diable. Il passa près d’eux comme un tourbillon et tourna l’angle de la place, tandis qu’un concert de voix clamait:
– Arrêtez! arrêtez!
Il eût fallu pour cela un rassemblement barrant complètement la rue ou quelqu’un de ces hardis citoyens qui se jettent les yeux fermés au-devant du péril; je dis les yeux fermés, car tout œil ouvert eût vu la main droite d’André, qui tenait à présent les rênes de la main gauche, un pistolet haut et armé – et derrière le pistolet une pâle figure qui menaçait plus terriblement que l’arme elle-même.
André était droit et ferme sur son siège. À son épaule s’appuyait la tête de sa femme évanouie.
Il était de bonne heure encore et les passants allaient rares dans la rue. Il ne se trouva aucun héros disponible pour barrer efficacement la route au tilbury. Pendant que Mme Schwartz, hors d’elle-même et manquant l’occasion de venger en une seule fois tous ces jugements où Paris caennais ne lui avait pas décerné la pomme, se démenait, criant: «les hommes sont des lâches!», pendant que M. Schwartz, plus sensé, mettait en réquisition les chevaux du loueur et montait ses agents avant d’envoyer des ordres à la gendarmerie, André avait tourné l’angle des Acacias et prenait au grand galop la rue Guillaume-le-Conquérant. La clameur de haro le suivait, mais déjà moins distincte. Les passants, étonnés, mais paisibles, se bornaient à regarder ce tourbillon qui passait. Black s’en donnait à cœur joie; les roues du tilbury bondissaient sur le pavé.
Quand le léger attelage déboucha sur la place Fontenelle où se tient le marché, on n’entendait plus derrière lui qu’une rumeur lointaine. André ralentit le pas, car il avait à ménager son cheval. Ceux qui le rencontraient désormais s’étonnaient bien un peu de voir cette blanche tête de femme sur son épaule; mais chacun mène, en Basse-Normandie, son ménage comme il l’entend, et la perversité des cinquante séducteurs, tant civils que militaires, avait peut-être fini par indisposer M. Maynotte.
– Bonjour, monsieur Maynotte.
Il y eut plus de vingt pour le saluer ainsi poliment, sans autrement s’occuper de la jeune femme.