Et l’un des cinquante dons Juans, plus matinal que les autres, tira son chapeau, songeant déjà aux moyens à prendre pour se faire dire par plus idiot que lui: «C’est vous, mauvais sujet, qui êtes cause de tout cela!»
Cinq minutes après, les agents à cheval passèrent, puis vint la gendarmerie. Ah! si nous avions su! s’écrièrent tous ces Normands valeureux. Ah! le coquin l’a échappé belle! Mais comment deviner! Nul ne savait que la caisse du banquier Bancelle avait été dévalisée! Quand tout le monde le sut, il se forma une imposante cohue, non pas pour courir sus au voleur, mais pour assiéger le logis du volé.
La maison Bancelle faisait des affaires avec tout le commerce campagnard. Son chef avait bien fait de perdre la tête d’avance: c’était jour de paiements; l’armée de ses créanciers parlait déjà de le vendre au poids. Nous ne plaisantons pas en Basse-Normandie! Quand la foudre brûle un de nos débiteurs, tête-bleu! nous lavons les cendres pour y retrouver un brin de notre argent! Ce M. Bancelle était si riche! On l’avait envié si fort! Ne roulait-il pas carrosse? Et cette caisse venue de Paris! Que peut-on apporter de Paris, sinon des pièges? Il était coupable: on ne doit pas se laisser voler!
Mais, heureusement, nous n’avons pas le loisir de mettre sous les yeux les obscènes colères des créanciers bas-normands. Nous dirons seulement que la charité appliqua, ce jour-là, plusieurs centaines de protêts sur les blessures de ce pauvre cadavre commercial qui gisait écrasé par un coup de massue.
André Maynotte avait traversé toute la ville et franchi l’Orne au pont de Vaucelles. Black galopait sur la route de Vire. Il faisait beau; le bon cheval aspirait les fraîcheurs du matin et brûlait le chemin gaiement. Au sortir de Caen, la route, sablée de rouge, file en ligne courbe vers l’ouest à travers les jardins et gravit la pente douce d’un coteau. André, qui réchauffait Julie contre son cœur, était en proie à une exaltation joyeuse; il se sentait inattaquable. Quand il se retourna au sommet de la côte et qu’il vit au loin, dans un nuage de poussière, une escouade de cavaliers acharnés sur sa trace, il la brava d’un sourire. C’était par-derrière que venait le danger; l’espace était devant lui, et il lui semblait désormais qu’il avait des ailes.
VIII La fuite
Au sommet de la côte suivante, André Maynotte se retourna encore; il n’y avait plus sur le grand chemin que la poussière soulevée par sa propre course. Si loin que pût se porter le regard, rien ne se montrait. Les limiers, lancés à sa poursuite, étaient distancés déjà.
– Hardi Black! bon cheval!
Il venait parfois, en sortant de l’écurie, il venait jusqu’à la petite fenêtre de la resserre, et Julie, la belle créature, lui donnait du sucre et du pain. Julie faisait mieux, elle le caressait tout hennissant. Black était le cinquante et unième et le seul bien traité parmi les galants de Julie.
– Hardi Black! souviens-toi de cela!
On eût dit qu’il se souvenait, en effet, le noble animal. Sa course était douce et rapide comme un vol.
Elle s’éveillait dans un baiser, Julie pâle et blanche comme un lys, mais si adorablement belle que le cœur d’André éclatait à la fois d’allégresse et de douleur. C’était affaire à Black de se conduire tout seuclass="underline" André ne voyait plus que Julie. Julie ouvrit les yeux et se dressa tout effarée. Elle ne se souvenait plus. Puis sa mémoire parla soudain; elle poussa un cri.
– Nous sommes sauvés! lui dit André, qui souriait paisiblement. Julie demanda:
– Qu’as-tu fait!… Qu’as-tu donc fait!
Car il fallait une cause à cette fuite étrange.
– Nous sommes sauvés, répéta le jeune ciseleur. Je suis heureux et je t’aime.
Ses lèvres effleurèrent le front de Julie, qui frissonna et demanda:
– Où me mènes-tu?
André souriait toujours. À un endroit où la route était solitaire, il tourna brusquement la tête de Black et prit un chemin de traverse sur la gauche. Au bout d’un millier de pas, il tourna pour la seconde fois, sur la gauche encore; et pendant toute une demi-heure, il alla ainsi de sentier en sentier, tournant partout où la légère voiture pouvait passer. Black se faisait du bon sang maintenant et trottait à son aise.
– Qu’espères-tu? interrogeait cependant Julie.
Elle ajoutait, croyant qu’il s’agissait de tromper définitivement une poursuite:
– C’est un jeu d’enfant! on se cache un jour, deux jours…
– Je ne veux pas me cacher plus d’un jour, répliqua André.
Sa route en zigzag était finie. Il commença à se diriger vers l’est d’après le soleil. Deux heures après le départ de Caen, à peu près, il retrouva l’Orne, qu’il traversa au bac de Feugerolles, après quoi il franchit le grand chemin d’Alençon, puis celui de Falaise, aux environs de Roquencourt.
À cette heure et non loin de là, il aurait pu rencontrer un autre de nos personnages, J.-B. Schwartz, errant de sentier en sentier et secouant sa conscience.
Entre Bourguebus et la route de Paris, de grands bois s’étendent. André mit Black au pas tant que dura leur ombrage; puis il dit:
– Nous y reviendrons. Le regard de Julie glissa vers lui plein d’inquiétude.
La sérénité même d’André lui faisait peur. Avait-il perdu la raison?
André s’arrêta à cent pas de la route de Paris, en vue du petit village de Vimont, à une demi-lieue de Moult-Argence. Il fit descendre Julie et déchargea la valise qu’il porta de l’autre côté de la haie, disant:
– Je vais chercher notre déjeuner, attends-moi.
Julie s’assit sur l’herbe. C’était pour elle un songe plein de fatigue. Elle ne savait rien; elle ne devinait pas. Le matin, quand il s’était agi de partir et qu’elle avait demandé:
– Avons-nous donc quelque chose à craindre? André lui avait répondu:
– Oui, quelque chose de terrible.
Et l’expression de sa physionomie, elle s’en souvenait bien, était plus effrayante encore que ses paroles.
Maintenant, il est vrai, André souriait, André affirmait qu’il n’y avait rien à redouter…
Mais comment croire? André avait dit encore:
– Je ne veux pas me cacher plus d’un jour.
Quel pouvait être ce danger qu’un jour verrait naître et s’évanouir? Tout cela était bizarre, invraisemblable, inexplicable. Derrière ces apparences, il y avait des menaces. Déjà une parole avait traduit les épouvantes de Julie. Elle avait demandé à son mari:
– Qu’as-tu fait?
Certes, l’idée qu’André pouvait avoir commis une action condamnable n’était pas entrée dans son esprit. Mais les femmes ne savent pas. Son imagination allait de l’avant. Qu’avait-il fait pour fuir ainsi?
Dès qu’elle fut seule, une angoisse sourde serra sa poitrine. Elle eut peur horriblement. Et voyez où s’égaraient ses terreurs! Elle se dit:
– Si André n’allait pas revenir!
André revint. Il était à pied. Il portait un panier et chantait en marchant. Julie s’élança vers lui et lui cria de loin:
– Qui aura pris soin du petit ce matin?
– Ah! ah! le petit! fit André. Je songeais à lui justement. Nous allons causer de lui tout à l’heure.