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Toutes ces choses-là avaient une couleur étrange, extravagante, car André aimait follement son enfant. Il prit la valise. La haie bordait un champ de blé mûr. Il se coula entre deux sillons. Julie le perdit de vue. Il reparut l’instant d’après sans valise.

– Cela nous aurait embarrassé, dit-il. Nous allons faire une partie de campagne.

Une partie de campagne! Julie eut le frisson, malgré ce brûlant soleil de juin qui jaunissait les épis; c’était menaçant comme l’éclat de rire des désespérés.

André mit un de ses bras dans l’anse du panier et donna l’autre à Julie en murmurant:

– Le ciel est trop beau pour que Dieu n’y soit pas.

Julie le remercia d’un regard mouillé. Depuis le matin elle n’avait pas entendu une si bonne parole.

Ils allèrent tous deux le long de la marge du champ. Julie promenait son regard morne sur la haie fleurie. Elle n’osait plus interroger. André se reprit à chanter; il chantait un de ces refrains que disent les filles de Sartène.

Là-bas, on entend cela dans les sentiers tortueux qui grimpent à la Cugna. Ce pays des implacables colères est plein d’amour. Quiconque a écouté ces chansons de la forêt de myrtes s’en souvient, et de la fillette hardie qui les répétait. Deux larmes tremblaient aux paupières de Julie; ce chant lui parlait du passé.

Les grands bois étaient proches. Ils y rentrèrent, par une allée ombreuse qui courait droite sous de hauts sapins au feuillage noir.

– Chante aussi, toi! dit André.

Julie dégagea son bras et joignit ses mains.

– Je t’en prie, supplia-t-elle, parle-moi: je souffre.

Il y avait un sentier tournant qui se plongeait sous le couvert. André s’y engagea. Au bout de quelques pas, il s’arrêta devant une petite clairière tapissée de jacinthes en fleurs. Le soleil, tamisé par de hauts feuillages, se jouait parmi cette moisson d’azur. Un filet d’eau invisible murmurait derrière les buissons, répondant à cet autre murmure, large comme la voix de la mer au lointain et qui tombait des cimes balancées.

– Assieds-toi, fit André.

Et il s’agenouilla près de sa femme. Il était pâle, mais son œil brillait. Julie entendait battre son cœur.

– Te souviens-tu, murmura-t-il après quelques instants occupés à la contempler, du jour où tu consentis à me suivre, moi, artisan, fils d’artisan, toi qui étais riche et noble… c’était un jour pareil à celui-ci.

– Je me souviens, répondit Julie. Je t’aimais.

– Tu m’aimais, cela est vrai; non pas comme tu étais aimée, car chacun a ce qu’il mérite, et c’est un culte que je te dois; mais tu avais confiance et tu étais entraînée dans ce grand amour qui t’enveloppait. Je te promis que tu serais heureuse.

– Je t’aimais, répéta Julie, et je t’aime!… André prit ses mains qu’il porta jusqu’à ses lèvres.

– C’étaient des bois aussi, continua-t-il. Ceux qui nous poursuivaient étaient implacables, et nous n’avions pour nous que notre amour. Ce fut assez, c’est toujours assez. Te souviens-tu? Nous entendions le galop de leurs chevaux sur la route, et il y eut un moment où la poussière, soulevée par leur course, fit un nuage autour de nous.

– Je me souviens, prononça tout bas la jeune femme. Mais, ce jour-là je savais les noms de nos ennemis.

– Je te disais… à cette heure-là même, en essuyant la poudre que la sueur collait à ton beau front, je te disais: «Si nous n’avons qu’un jour, qu’il soit beau, qu’il soit joyeux, qu’il vaille toute une longue vie!» Ils s’appelaient et ils se répondaient dans le maquis. Nous étions calmes; tu souriais, tu disais, paroles adorées: «C’est ici la communion de nos fiançailles…» Et tour à tour, nos lèvres, qui venaient de partager la même bouchée, se rafraîchissaient au même breuvage…

– Je suis calme, je souris, balbutia Julie. Le passé m’importe peu; parle-moi du présent.

– Le passé importe, répliqua le jeune ciseleur, il est à moi; Le présent ne m’appartient plus et j’ignore l’avenir.

Julie lui tendit son front; puis, l’attirant contre elle et le pressant, elle dit encore:

– J’ai peut-être deviné; mais je veux tout savoir de ta bouche. Il ne répondit pas.

– Ceux de là-bas ont retrouvé notre trace et nous poursuivent? murmura-t-elle en devenant plus pâle.

– Non, répliqua-t-il, ce n’est pas cela.

– Qu’est-ce donc?

Il s’assit, entourant de son bras la taille flexible et frémissante de la jeune femme, et commença ainsi:

– On a volé quatre cent mille francs, cette nuit, dans la caisse de M. Bancelle, et nous sommes accusés de ce crime.

– Nous! répéta Julie dont le regard s’éclaira. Elle ajouta, en pressant sa poitrine soulagée:

– Oh! j’avais peur!

André la couvrait d’un doux regard.

– Écoute, reprit-il, Paris est le seul endroit au monde où j’espère te cacher. Ma résolution est arrêtée, comme ma conviction est faite: nous sommes condamnés d’avance, et je ne veux pas que tu ailles en prison.

– En prison! répéta encore Julie qui frissonna.

André éprouvait très vivement l’impatience de n’être pas compris à demi-mot.

– Mes minutes sont comptées, pensa-t-il tout haut.

– Je crois à ton innocence comme je suis sûre de la mienne, dit Julie. Que parles-tu de prison?

Les choses qu’on sent profondément sortent d’un jet. Souvent, c’est ce jaillissement qui est l’éloquence. Dès qu’André fut résigné à l’explication qu’il eut voulu éviter, il la fit courte, nette et si frappante, que la jeune femme resta atterrée sous la même certitude que lui. Cette certitude, il est vrai, n’était fondée que sur des présomptions assez subtiles, mais elles se coordonnaient et s’étayaient les unes les autres jusqu’à former une masse solide.

Julie Maynotte était au-dessus de son état comme André lui-même et peut-être plus qu’André. Lorsque André eut terminé son court plaidoyer, véritable et prophétique résumé du réquisitoire qui devait être prononcé contre lui, Julie resta muette.

– Hier soir, murmura-t-elle enfin, quand nous avons entendu ce bruit dans le magasin, on volait le brassard. J’en suis sûre!… Le commissaire de police rentrait comme nous sortions! ce n’était pas l’heure de sortir. M. Bancelle s’était vanté près de toi d’avoir quatre cent mille francs en caisse. Le père Bertrand t’a vu compter tes billets de banque, et je lui ai donné à boire…Elle mit sa tête entre ses mains d’un air découragé. Puis, tout à coup révoltée:

– Qu’importe tout cela puisque tu es innocent!… Tout ce que tu feras, je le ferai; où tu iras, j’irai; ton sort sera le mien: je suis ta femme.

– Tu es mère aussi, murmura André qui la regardait en extase. L’éclair s’éteignit dans les yeux de Julie.

– Pourquoi n’as-tu pas emmené le petit? demanda-t-elle.

– Tu l’as dit toi-même, repartit André doucement: on se cache un jour, deux jours…

Elle s’interrompit dans un baiser plein de larmes:

– Si tu me sépares de toi, je mourrai!

Et certes, elle était sincère; André le sentait aux battements de son cœur.

– Tu vivras pour ton mari et pour ton fils, répliqua-t-il.