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– Dans le commerce, Jean-Baptiste, professa-t-il, il n’y a ni bonheur ni malheur. C’est la façon de tenir les cartes, voilà, hé?… Et la manière de risquer son tout… Moi qui parle, dès que je trouverai un cheveu dans Berthier et Cie, je m’envolerai vers d’autres rivages avec huit mille de fixe ou davantage…

– Vous devez faire de rudes économies, monsieur Lecoq! interrompit Schwartz avec une naïve admiration.

M. Lecoq quitta son bras pour lui donner un maître coup de poing dans le dos.

– Le jeu, le vin, les belles! dit-il. Je suis un jeune fils de famille, et les poules mouillées ne font jamais fortune, hé, bonhomme!

En même temps, il fit pirouetter Schwartz, et le poussa sous la porte cochère d’une grande vieille maison qui avait pour enseigne cet illustre tableau représentant un volatile haut jambé, marchant sur la crinière d’un lion avec la légende: Au Coq hardi.

J.-B. Schwartz se laissa faire parce qu’une violente odeur de cuisine le prit par les narines comme la main du dompteur saisit le taureau par les cornes.

– La fille! cria M. Lecoq de ce ton impérieux qui pose les commis voyageurs dans les hôtels. Maman Brûlé! père Brûlé! quelqu’un, que diable! Tout le monde est-il mort?

Maman Brûlé montra, au seuil de la cuisine, un vénérable visage de sorcière. M. Lecoq lui envoya un baiser et dit:

– Puisque je retrouve un ami fidèle, et que la table d’hôte est en train depuis une demi-heure, servez deux festins à quatre francs par tête dans ma chambre… Et distinguez-vous, hé, mon cœur!

Il fut récompensé par le sourire sans dents de l’hôtesse.

– C’est ici que je respire, quand je viens à Caen, poursuivit-il en montant les marches déjetées de l’escalier. On m’y donnerait les ardoises du toit à crédit. Mais je n’en ai que faire, hé, bonhomme! Prenez la peine d’entrer.

J.-B. Schwartz entra sans résistance. L’odeur des casseroles avait agi sur la partie sensuelle de son individu. Je ne sais quel vague écho des récentes paroles de Lecoq chantait autour de ses oreilles: «Le jeu, le vin, les belles!» Le jeu, néant; mais il ne détestait pas le vin, et la pensée d’aimer mettait son âme en moiteur. Ces gens d’Alsace ont beau être tardifs, vienne l’août, ils bourgeonnent… C’était une chambre d’auberge, laide et malpropre. À peine entré, M. Lecoq se précipita vers l’escalier et cria d’une voix retentissante:

– La fille! papa Brûlé! maman Brûlé! Et quand on eut répondu:

– Mon carrosse pour huit heures! heure militaire! Il faut que je sois à Alençon demain matin!

En revenant vers son convive, il ajouta négligemment:

– La maison Berthier me paie un cabriolet et un cheval, hé?… Et dans cette maison je circule la nuit pour ne pas me gâter le teint.

– Si j’osais… commença J.-B. Schwartz.

– Me demander une place dans ma charrette?

– Oui…

– Fui!… Eh bien! n’osez pas, Jean-Baptiste, hé!… nous allons causer tout à l’heure, bonhomme: j’ai d’autres projets sur vous pour le moment.

Une expression de défiance envahit de nouveau les traits de notre Schwartz, qui murmura:

– Vous savez, monsieur Lecoq, je ne suis qu’un pauvre garçon…

– Bien! bien! Nous allons causer, vous dis-je. On prend l’engagement formel de ne pas exiger de vous, seigneur, l’invention de la poudre à canon.

En parlant, il faisait sa toilette, changeant son habit de ville contre un costume de voyage. Quand la servante vint avec les plats, il ouvrit sa malle à grand bruit.

– Partant pour la Syrie, s’écria-t-il, je veux payer ma note. Qu’on me l’établisse au plus juste prix, jeunesse, hé! sans oublier que je jouis de la remise du commerce… et de l’avoine de mon coursier!

J.-B. Schwartz n’était pas peut-être le roi des observateurs; cependant, il voyait clair, et il lui parut que M. Lecoq posait solidement son départ, comme on dit en termes de métier théâtral. Il devint attentif; et, certes, à supposer que M. Lecoq voulût jouer vis-à-vis de lui une comédie, l’auditoire était surabondamment en garde. Mais cela ne servait à rien avec M. Lecoq, qui était, nous allons bien le voir, un tacticien très original et de première force.

– As-tu vu l’enseigne? demanda-t-il brusquement en prenant place à table. Au Coq hardi. C’est ce qui a déterminé mon choix, hé! Jean-Baptiste? Je suis Lecoq et je suis hardi. Déboutonnons-nous; j’ai peut-être besoin de vous, bonhomme et je paye comptant. Je suis en fonds. La vente a bien marché ici: j’ai livré avant-hier à M. Bancelle, le plus fort banquier de Caen, une caisse à secret et à défense, nouveau modèle, dont il est amoureux fou. On ne parle que de cela dans la ville. Tous les banquiers de Normandie demanderont des caisses pareilles, et j’aurai un intérêt dans la maison Berthier quand je voudrai. À ma santé! Il but un verre de vin sur sa soupe et poursuivit:

– Pourquoi… parce que je suis le coq hardi, entrant partout, jolie tenue, parole élégante, facilité d’élocution et le reste… Toi, bonhomme, vous êtes la poule, hé! redingote râpée, bourse plate, timidité du malheur!… Il y a donc deux Schwartz à Caen: je mets toujours le doigt sur la chose du premier coup, vous savez bien… Les Schwartz, c’est comme les Hébreux, ça se contrepousse dans le monde, mais petitement, oui! Après la carpe, c’est l’Alsacien qui est le plus mou et le plus froid des animaux… Pas de place chez le pâtissier, pas de place chez le commissaire… Alors, voilà mon pauvre bonhomme qui veut partir pour Alençon chercher d’autres Schwartz: c’est bête, hé!

Ces choses étaient tristes à entendre; pourtant, puissance de l’appétit! notre jeune ami mangeait assez bien en les écoutant. Manger fait boire; ce généreux Lecoq lui versait du vin pur. Il est vrai que le vin des auberges de Normandie est illustre; nulle part ailleurs on n’en peut déguster d’aussi aigre, d’aussi formellement détestable; mais ceux qui viennent de Guebwiller ne sont pas difficiles, et l’exemplaire sobriété de notre pauvre ami lui faisait une tête plus faible que celle d’une fillette. À mesure que le festin à quatre francs suivait son cours fastueux, J.-B. Schwartz sentait naître en lui une chaleur inusitée; il devenait un mâle, parbleu, et se surprenait à envier les hardiesses de M. Lecoq.

Dans ce petit monde des employés parisiens où J.-B. Schwartz avait vécu déjà quelques mois, Lecoq n’avait pas la meilleure des réputations; on ne connaissait bien ni ses antécédents, ni ses accointances; il courait sur lui des bruits fâcheux et assez graves, mais aucun fait n’était prouvé et l’envie s’attache toujours aux vainqueurs. Lecoq était un vainqueur: cinq mille francs d’appointements, ses commissions et voiture! Il n’y avait pas, en 1825, beaucoup de commis voyageurs arrivés à ce faîte des prospérités. J.-B. Schwartz le regardait d’en bas respectueusement; chaque verre de vin normand ajoutait à la somme de ces admirations. Au dessert, si l’on eut mis en balance, d’une part les joies de M. Lecoq, de l’autre les vertus d’Alsace, je ne sais pas si la conscience de J.-B. Schwartz eût versé à droite ou à gauche.

Il était honnête, pourtant; il ne vous eût pas trompé sur une facture faite; reste à savoir comme on fait la facture. Le fromage était sur la table, ainsi que les coudes de nos deux amis, et ils causaient.