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Non. C’était une âme jeune et vigoureuse. Il aimait sérieusement, amplement, saintement. Il y avait en lui du géant, mais de l’enfant. Il ne vit rien que le salut de son idole et il fut heureux.

– Ne te rétracte pas! s’écria-t-il quand Julie essaya de ressaisir au vol les paroles échappées, ce serait indigne de toi.

La joue de Julie avait pâli de nouveau, mais elle ne releva pas les yeux. André reprit presque aussitôt:

– Tu te rendras à Paris par la diligence tout directement et tout paisiblement, fie-toi à moi. Tu y vivras comme tu voudras; notre argent sera entre tes mains.

– Aurai-je le petit? l’interrompit Julie.

– Non, répondit André, cela ne se peut pas. Ce serait un indice. Il faut que je sois tranquille à ton sujet. À Paris, tu seras une jeune fille. On cherchera une femme, une mère. Ta sûreté est là.

– Mais notre enfant?…

– As-tu confiance en Madeleine, qui l’a nourri de son lait? Julie releva enfin ses yeux. Ils étaient mouillés.

– J’étais trop heureuse!… murmura-t-elle.

– Ah! je sais bien cela! s’écria le jeune ciseleur avec angoisse. J’aurai beau faire: c’est encore toi qui souffriras le plus!

Elle éclata en sanglots; elle eut alors cet élan qui aurait dû venir plus tôt:

– Je t’en prie, je t’en prie, ne m’envoie pas à Paris!

André sortit de sa poche le portefeuille que nous connaissons et qui contenait les quatorze billets de 500 francs.

– Tes papiers sont là, dit-il, les seuls qui doivent te servir. Tu redeviens ce que tu étais: Giovanna-Maria Reni des comtes Bozzo. Tu ne t’es jamais mésalliée. On traiterait d’insensés les imposteurs qui voudraient établir quelque chose de commun entre toi et le pauvre Andréa Maynotti, dont le père n’aurait pu être admis parmi les valets de ton père. Tu n’es pas riche, tu n’as pas à le dissimuler, puisque les malheurs de ta famille sont connus, mais tu n’es pas pauvre non plus, car, pour passer quelques mauvais jours, tu as toute notre petite fortune. Tu possèdes à Paris des alliés, des parents, le colonel, entre autres; comme tu n’as pas besoin de leur bourse, ils te seront secourables. Tu ne m’écriras pas parce que cela t’exposerait. Je te connais, je sais que tu m’es dévouée, cela me suffit. Moi, je t’écrirai à ton nom de Giovanna-Maria Reni, poste restante, afin que tu aies des nouvelles de notre enfant. Ces choses sont réglées et décidées. Maintenant, j’attends que tu me dises, comme une bonne femme que tu es: «Mon mari, je suis prête.»

– Mon mari, je suis prête, balbutia Julie parmi ses larmes. Oh! tu es grand! tu es bon! Je t’aime!

Un instant, ils restèrent enlacés.

– J’ai une faim d’enfer! dit joyeusement André.

Julie ne bougea pas et devint plus triste. Il reprit, les deux mains sur ses épaules et les yeux dans ses yeux:

– Nous revenons aux débuts de cet entretien, ma femme, à cette fête solitaire, au milieu de la forêt, qui célébra nos fiançailles. C’est encore le danger autour de nous et nous sommes encore tout seuls. À présent comme alors, notre pauvre avenir est couvert d’un nuage. Ce que je te disais dans nos grands bois de myrtes, je vais te le répéter. Regarde. – Il s’agenouilla. – À présent comme alors, je suis à tes pieds, Julie, mon espérance, mon bonheur bien-aimé. Exauçant ma prière, tu me donnas un jour, oh! un beau jour joyeux, amoureux, insouciant et valant toute une longue vie. Le temps nous presse et voici le soleil qui nous avertit. Je ne demande pas tout un jour, je ne te demande qu’une heure de contentement et d’amour afin que mon trésor doublé se compose de deux adorés souvenirs.

Julie se leva; il la retint et, séchant de deux baisers ses yeux humides, il ajouta:

– Je ne veux plus qu’on pleure.

– Aujourd’hui comme alors, dit Julie, je suis à toi, mon André chéri, et je ferai ta volonté.

Elle prit le panier et l’ouvrit. Le pain, le vin, les fruits et quelques mets rustiques furent étalés sur l’herbe. André suivait d’un regard ému ses mouvements gracieux. Il croyait lire au fond de son cœur et lui savait gré passionnément du cher sourire qu’elle mettait comme un déguisement sur ses pleurs.

Et que dire? ses pleurs n’étaient-ils pas sincères? André était son premier, son unique amour. Elle s’était mise un jour dans ses bras, sans réserve.

Mais tout à l’heure elle était distraite; une pensée était née au milieu même de son émoi, une pensée qui n’avait trait ni à son mari ni à son enfant. Pensée coupable? Non, certes! Pensée égoïste peut-être. Il reste des plis profonds, des recoins obscurs dans ces âmes qui varient non seulement entre elles, mais qui varient sans cesse par rapport à elles-mêmes.

Malgré l’emphase des professeurs, la femme n’est pas: il n’y a que des femmes.

Julie avait mis le couvert sur un tertre moussu, autour duquel l’herbe des forêts, longue, grêle et toujours verte même quand la chaleur l’a desséchée, formait un doux tapis. L’ardeur du jour était passée; l’ombre des chênes s’allongeait pendant que le soleil descendait lentement. C’était le temps d’aimer.

Tout à l’heure elle était distraite: nous l’avons dit deux fois déjà et non sans amertume. Il n’y paraissait plus. Pourquoi ces sévérités? Elle vint prendre André par la main et le conduisit près du tertre. Ils s’assirent l’un tout contre l’autre et commencèrent leur repas. André voulut, un toast silencieux, que la première libation fût partagée, et une larme de ce pauvre vin du village humecta leurs lèvres dans un baiser. Au premier moment, ce fut une fête stoïque et comme un défi jeté par le noble jeune homme aux angoisses de la séparation. Puis vint je ne sais quelle joie grave et sereine à mesure que se poursuivaient ces agapes dont la peinture nous serre le cœur. Agape est bien le mot: ceux-là étaient assis au banquet du martyre.

Ils mangeaient et ils buvaient; tout était bon sous l’assaisonnement des divines caresses. Oh! ils s’aimaient; je ne parle plus d’André seulement, et qu’importe cette vague pensée qui traversait naguère le cerveau endolori de Julie? Leurs yeux, qui toujours se cherchaient, parlaient bien maintenant le même langage. Ils s’aimaient d’un seul et grand amour; leurs cœurs se confondaient et leur entretien n’était déjà plus dans les rares paroles qui tombaient de leurs bouches.

Ils étaient tout jeunes et la fièvre se gagne. La volonté d’André entraîna Julie, puis la réaction se faisant, le premier élan de Julie provoqua chez André une sorte de religieuse ivresse.

Il est dans notre histoire de France une page qui semble arrachée aux tablettes de la Clio antique; je vois sur le fond sanglant du tableau de la Terreur ces quelques figures sereines, fermement détachées. C’étaient aussi presque tous des jeunes hommes; ils s’appelaient Brissot, Vergniaud, Gensonné, mais on ne leur sait plus qu’un nom: les Girondins. Quand ils furent pour mourir, ils s’assemblèrent, ces amoureux de la liberté; ils rompirent le pain, ils partagèrent le vin, célébrant avec un doux enthousiasme, au beau milieu de l’orgie qui hurlait et demandait leurs têtes, la solennité de leurs prochaines funérailles. L’éloquence mélancolique de leur dernier sourire est illustre.

Ils étaient là tous deux, assis à leur dernier banquet avec la solitude pour convive. Le rêve venait, l’extase naissait; la forêt complice leur prodiguait ses harmonies et ses parfums; Julie était si belle que l’éblouissement d’André la voyait au travers d’une sainte auréole. Ils rayonnaient d’amour; leurs cœurs prodigues consumaient à la hâte, en cette héroïque débauche, tout le feu sacré d’une longue vie de tendresse.