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Julie avait tout oublié, immolant l’univers entier dans la pensée d’André. L’idée de mourir ainsi lui vint.

Le temps allait, cependant. Julie, languissante et pâlie, s’agenouilla dans l’herbe et appuya sa tête souriante sur les genoux d’André. Ses cheveux dénoués roulaient comme des flots la richesse de leurs boucles; son sein battait; je ne sais quelle délicieuse fatigue éteignait la flamme de sa prunelle. Comme les lèvres d’André cherchaient les siennes, elle dit:

– Il n’y a au monde que toi pour moi; la force elle-même ne pourrait me donner à un autre que toi!

La brise soufflait, la brise qui écoute et emporte; les feuillages balancés rendaient leurs grands murmures sur lesquels le rieur concert des oiseaux brodait d’innombrables fantaisies; le ruisseau donnait sa note monotone, et le soleil oblique perçait au loin sous la futaie noire de longues échappées d’or.

Faut-il que ces songes s’éveillent!…

À la tombée de la brune, la diligence de Caen à Paris changeait de chevaux au relais de Moult-Argences. Une jeune paysanne se présenta et prit une place de rotonde, pendant qu’un jeune homme, ayant pour tout bagage un petit paquet, grimpait maladroitement sur la banquette. La jeune paysanne avait une valise. Le conducteur, homme du monde comme tous ses pareils, la regarda sous le nez et dit avec une admiration non équivoque:

– Un fameux brin! ça vaudra cher à Paris!

La belle paysanne donna pour la feuille un nom de terroir quelconque: Pélagie ou Goton. Le jeune voyageur de l’impériale, interpellé à son tour, déclara se nommer J.-B. Schwartz, ce qui fit tressaillir un bon gaillard en bras de chemise qui avait apporté sur son épaule la valise de la jeune paysanne.

La diligence, ainsi recrutée, s’ébranla. J.-B. Schwartz enfonça sur ses oreilles un bonnet de coton tout neuf qu’il avait. Un baiser passa par la portière de la rotonde où la belle paysanne pleurait; sur la route, les deux mains tendues de l’homme en bras de chemise tremblaient, un adieu. Il resta là un peu de temps, immobile. Quand le bruit des roues se fut étouffé au loin dans la poudre, il monta dans un tilbury qui l’attendait à l’autre bout du village.

– Allez, Black! dit-il d’une voix ferme et triste. Nous retournons à l’écurie!

X André à Julie

2 juillet 1825. – Je t’ai promis de t’écrire souvent. J’ai passé quinze longs jours à me procurer une plume, de l’encre et du papier. Je suis au secret, dans la prison de Caen. Quand je me tiens à bout de bras à l’appui de ma croisée, je puis voir le haut des arbres du grand Cours et les peupliers qui bordent au loin les prairies de Louvigny. Tu aimais ces peupliers; ils me parlent de toi.

Va, je ne suis pas si malheureux qu’ils le supposent. Je vis avec toi; ta pensée ne me quitte jamais un seul instant. Je sais que tu te gardes, et j’ai confiance.

Ce qui me fait souffrir, c’est que je ne connais pas Paris. Je ne vois rien de ce qui t’entoure. Je ne puis bien me figurer ce que tu fais, où tu vas, la rue que regarde ta fenêtre. Je suis obligé de me retourner vers le passé; je te cherche où je t’avais, dans notre maison des Acacias. Comme je t’aimais, Julie! Et cependant ce n’est rien auprès de la façon dont je t’aime! Non, c’est le seul miracle digne de ce nom: l’affection peut donc grandir encore quand déjà elle emplit tout le cœur. Le cœur grandit pour la pouvoir contenir. Je sens les progrès de ce divin mal, qui est ma vie. Je t’aime comme jamais on n’aima, et je sens que je t’aimerai mieux encore demain. Ils ne peuvent rien contre cela. Je ne suis pas si malheureux qu’ils le pensent.

L’homme qui est chargé de me garder m’a donné une plume, de l’encre et du papier pour de l’argent. Il n’est pas riche; il a deux enfants; il aime sa femme. Pendant les grands froids de l’année dernière, tu avais envoyé des petites chemises de laine aux enfants. Il s’est souvenu de cela, et ne m’a pris que deux louis pour me procurer une main de papier, une bouteille d’encre et trois plumes. Ma pauvre belle Julie, quand j’ai vu tout cela, j’ai pleuré comme un fou. Il m’a semblé que tu étais là et que j’allais te parler. Figure-toi: la souffrance ne me fait pas pleurer, mais, à la moindre joie, j’ai des larmes.

Et je ne savais par où commencer ni comment te dire cette chose cruelle: tu ne liras point cette lettre, Julie, du moins il s’écoulera longtemps avant que tu ne la lises. J’ai réfléchi, depuis que j’ai de quoi t’écrire, et il y a une chose terrible: si c’était un piège! Je pense que Louis, mon gardien, est un brave homme, mais il me croit coupable comme les autres, et tout est permis contre les coupables. Ce doit être un piège. Si je t’adressais une lettre maintenant, ce serait dévoiler ta retraite à toi, ils te saisiraient, ils te mettraient en prison… Toi en prison! toi, ma Julie, toi l’honneur, la dignité, la pureté! Je puis tout supporter; ce que j’endure est loin de dépasser mes forces, et j’éprouve même une bonne et profonde joie à penser que ta part du fardeau est sur moi. Mais si je te savais dans la peine, adieu mon courage qui est encore toi. Je ne connaîtrais plus la Providence, si la Providence te frappait. Je blasphémerais.

C’est un piège, vois-tu, quelque chose me le dit: je n’y tomberai pas. Je sais où cacher cette lettre qui s’allongera sans cesse, et où, quelque jour, tu trouveras tout mon cœur. Comme ils se demanderont ce que je fais de mon papier, j’écrirai d’autres lettres que j’enverrai à Londres, où ils te croient. Tout à l’heure, je vais t’expliquer ceci. Ces lettres-là, qu’ils les lisent, s’ils veulent, qu’ils y cherchent ta trace. J’ai mon secret dans mon cœur.

Ils sont mes ennemis, et c’est une chose bien singulière, ils n’ont pas de mauvais vouloir contre moi. Je n’ai pas beaucoup étudié; il me serait impossible d’expliquer certaines pensées que j’ai, pourtant, et qui sont claires, au-dedans de moi. Ma personne leur inspire une sorte d’amitié, c’est mon crime qu’ils détestent. Mais peut-on séparer l’homme de son acte? Et si j’ai commis le crime qui m’est imputé, ne suis-je pas de tout point haïssable! Je sais qu’il est bien difficile de dire ce qu’on ferait soi-même, dans tel cas donné, à la place d’autrui. À deux points de vue divers, le même objet peut changer de telle sorte qu’on ne le reconnaît plus. Tu te souviens du grand frêne qui était à Chiave, de l’autre côté de Sartène; la foudre l’avait mutilé; en venant de Chiave c’était un débris de bois mort; en arrivant de Sartène, ses branches vertes et vives le drapaient dans un glorieux manteau de feuillage. Tout est ainsi: la face ne ressemble pas au profil, et notre voisine, Mme Schwartz, ne passerait pas pour louche, si elle voulait ne montrer à la fois qu’un de ses yeux.

Tu vois, je plaisante. C’est pour te dire que le juge d’instruction est doux et bienveillant à mon égard. Tu seras bien aise d’apprendre son nom, car il n’y a pas au palais de conseiller plus probe et plus digne; je suis entre les mains de M. Roland, le frère du président, un homme doux que les pauvres connaissent. Mais, voilà mon malheur, et je crois, malgré mon ignorance, que c’est la maladie même de notre loi française. Un crime commis suppose nécessairement un coupable. Chacun tient à honneur de remplir la mission qui lui est confiée. Les petits enfants qui jouaient sur la place, devant notre magasin, avaient un mot qui me fait souvent réfléchir maintenant. Ils disaient de celui qui ne mettait aucune bille dans la fossette, qu’il faisait chou blanc. Et quels rires!