On est enfant à tout âge. Nul ne veut faire chou blanc. M. Roland ferait chou blanc si je n’étais pas coupable. Il faut un coupable, tel est le point de départ. C’est la vérité même, c’est aussi la fatalité.
Il faut si bien un coupable qu’il ne faut qu’un coupable. La loi ne veut pas que le même fait motive deux condamnations, et sa logique, rigoureuse jusqu’à l’enfantillage, laissera le vrai criminel en repos, si quelque bouc émissaire a déjà payé la dette fictive que tout crime contracte envers la répression.
Je n’ai pas seulement du papier, une plume et de l’encre, j’ai un livre que Louis m’a vendu: ce sont les cinq Codes. Notre curé disait qu’il n’est pas bon pour tous de lire la Bible, et que la parole de Dieu, dénuée d’explications, est un breuvage trop capiteux pour certaines intelligences. Je pencherais à croire qu’il en est ainsi du Code, raison plus humble, mais bien haute encore sans doute pour ma simplicité, puisqu’elle m’étonne souvent, et que parfois elle m’épouvante. Je ne parle pas de tout le Code; ce que j’y cherchais, c’était moi; je n’ai donc étudié que la partie pénale et l’instruction criminelle. Ceux qui ont établi cela étaient les premiers parmi les hommes; ils ont mis dans la loi tout leur génie et l’expérience de soixante siècles; leur œuvre m’inspire du respect, mais combien je remercie Dieu de te sentir loin d’ici! L’artillerie de la loi qui te protégeait hier est braquée aujourd’hui contre toi. Il faut un coupable, nous sommes les coupables qu’il faut, non pas parce que la loi malveillante et injuste nous choisit, mais parce qu’une certaine somme de probabilité suffisante nous dénonce à la loi. Du camp des protégés nous passons dans le camp des ennemis.
Et tu serais comme moi, seule, ne pouvant communiquer même avec moi. C’est la loi. Dans cette lutte de la vérité contre les apparences, tu te présenterais sans armes, affaiblie par la torture morale. Nul bruit du dehors ne pénétrerait dans la tombe où tu mourrais vivante; je me trompe; un écho sinistre viendrait, je ne sais d’où ni par où, et cette voix en deuil dirait à ton sommeil comme à tes veilles: tu seras condamnée! Point de défenseur, nul conseil, le blocus de l’esprit, la famine appliquée à l’âme!
Ton absence est ma consolation et ma force. Tu es libre, tu resteras libre: tant qu’ils n’ont que moi, la moins chère moitié de mon être, je suis comme un prisonnier dont l’âme privilégiée aurait le don de s’élancer au-dehors dans les joies de la liberté.
Il faut un coupable, n’est-ce pas l’évidence?
Je ne suis pas révolté contre la loi, non; sa raison d’être me saute aux yeux: on la fit contre les tigres. Ses armes conviennent à cette terrible chasse. Or, dans les bois, quand le jour est sombre et le fourré épais, n’arrive-t-il pas qu’une balle s’égare et jette bas un passant au lieu du sanglier qui poursuit paisiblement sa route? On était là pour le sanglier. Tout ce qui remuait sous bois devait être sanglier. Il fallait un sanglier. Il faut un coupable. Que venait faire le passant dans cette forêt? J’ai connu des chasseurs qui donnaient tort au passant, et lui faisaient encore la leçon pendant qu’on l’emportait au cimetière.
– Moi je ne sais comment nous sommes entrés dans la forêt. Te souviens-tu de ces deux paysans d’Argence, l’homme et la femme? Dès ce temps-là, je me disais: cela peut tomber sur nous. C’est comme la foudre. Et dès ce temps-là, dans ma pensée, je t’abritais contre la foudre.
Ma raison me criait: tu es fou. Peut-être étais-je fou, car ce qui est arrivé chez nous touche à l’impossible. Mais, encore une fois, j’étais prêt; j’avais prévu l’impossible et tu es sauvée!
Elle était belle, cette pauvre jeune paysanne. Quand je t’ai vue déguisée en paysanne, le soir de ton départ, il m’a paru que tu lui ressemblais. Le mari avait l’air doux et triste. Tout était contre eux, excepté mon cœur qui me criait: ils ne sont pas coupables.
Le mari est au bagne, la femme en prison: tous deux séparés l’un de l’autre pour toujours!
Julie, je n’irai pas au bagne. Il y a des moments où je me sens la force de terrasser dix hommes. Est-ce la fièvre? Je ne crois pas que ce soit la fièvre…
… Mon juge est venu avec son greffier. C’est la sixième fois. Je me défie de Louis, car M. Roland a vu de l’encre à mon doigt, et il a souri. C’est encore un jeune homme. L’étude a fatigué ses yeux et pâli sa joue. Il est marié depuis cinq ans; depuis quatre, il est père. Une fois, comme il entrait, mon gardien lui a demandé des nouvelles de sa femme, et à la façon dont il a répondu, j’ai vu qu’il l’aimait.
C’est lui qui portait la parole dans l’affaire des époux Orange. Il n’était alors que troisième avocat général. On disait qu’il irait loin, et ce procès lui fit honneur. Cependant, il y a au pays d’Argence une bête féroce qui se vante d’avoir tué le vieil homme.
Il est doux, je le crois bon. Il apporte un soin extrême à savoir, mais à savoir que je suis coupable. Sa conviction est faite; il cherche seulement à l’étayer par un surcroît de preuves. Il a la religion de sa mission, et je ferais serment qu’il n’y a rien en sa conscience, sinon un pur dévouement à son devoir. Il faut un coupable, je suis le coupable: nous ne sortons pas de là dans mes interrogatoires.
Mes dénégations ne sont qu’une forme. Il les accepte comme la lettre du rôle que je dois jouer nécessairement, comme nécessairement il joue le sien.
Je puis bien te dire cela, Julie, puisque de longtemps tu ne liras cette lettre. Quand tu la liras, tout sera fini. Je puis bien te dire que ton absence est à ma charge. Dès mon premier interrogatoire, j’affirmai que tu avais trouvé passage à bord d’un caboteur au petit port de Langrune, et que tu étais en route pour Jersey. Dans leur pensée, tu emportes les quatre cent mille francs. Et comment leur pensée serait-elle autre? Je suis coupable.
Pourtant M. Roland a une femme qu’il aime. Mais il est homme d’honneur, et pour se rendre raison de la conduite d’un criminel, un honnête homme doit-il replier sa pensée sur sa propre conscience? Évidemment non. Je suis coupable, toute ma conduite est d’un coupable. Une fois ceci admis, les choses changent de nom. La femelle d’un cheval est une jument. La femme d’un malheureux tel que moi est une complice.
Entre mon juge et moi, la question n’a pas marché depuis le premier jour. Mes réponses ne lui ont rien appris. J’étais coupable, je suis coupable. L’unique moyen d’améliorer ma position est un aveu sincère. Il n’y a pas de doute en lui. Son travail est de rendre clair pour autrui ce qui, pour lui-même, est manifeste.
Quand je le quitte, je puis l’affirmer du fond du cœur, je n’ai ni rancune ni colère. Cet homme, plus intelligent que moi, savant autant que je suis ignorant, probe jusqu’à l’austérité, n’ayant d’autre passion qu’une ambition légitime, n’a pas la volonté de me nuire. L’idée d’un tort qu’il pourrait me causer en dehors de l’accomplissement de son devoir lui ferait horreur, j’en suis sûr. Il est rouage, il tourne dans le sens normal de son mouvement. À une heure, mon avocat viendra; rouage aussi qui tournera en sens contraire.
M. Roland m’a demandé aujourd’hui si j’avais à me plaindre de Louis, de ma nourriture. Il veut que je sois bien. Je suis bien, puisque aucune des cellules de la prison n’est pour toi, ma Julie: je suis bien, puisque tu m’as donné cette preuve de tendresse de garder ta chère liberté; je suis bien; je ne me plains pas; et qui sait si, dans cette salle du palais de justice, où ils seront assis au-dessous du crucifix, la lumière ne se fera pas!…