… J’ai dîné, on m’a apporté du vin. La dernière fois que j’ai bu du vin, nous étions deux pour le même verre. Tu te souviendras longtemps de cette heure, ma femme chérie; moi, je m’en souviendrai toujours. Pleures-tu? J’ai peur de tes larmes. Je voudrais tant te donner au moins la consolation de me lire! Je suis tout content, ce soir, parce que j’ai trouvé un moyen de te faire parvenir des nouvelles du petit. Je vais dormir plus tranquille. Mais, avant de dormir, je veux entamer au moins mon récit. Les jours sont longs, et il y a encore du soleil là-bas, à la cime des peupliers. Jusqu’à présent, j’ai parlé de choses qui sont au-dessus de ma portée. Pour une triste exception, que la loi brise, elle sauvegarde la société tout entière. Il y a de l’égoïsme dans mon fait.
Je raconte. En te quittant, je ne saurais pas dire tout ce que ressentait mon pauvre cœur. J’éprouvais à la fois de la joie et de l’angoisse. Mais, d’abord, ce voyageur de l’impériale, qui a le même nom que notre commissaire de police! Un moment je fus terrifié. Puis je me souvins de ce jeune homme pâle et maigre qui était venu la veille, dans notre magasin, demander M. Schwartz. De temps en temps, il en arrive comme cela d’Alsace, et ils s’en vont chercher fortune ailleurs. Celui-là s’en allait comme les autres.
Quel bon cheval que ce Black! En une demi-heure, il me conduisit à la maison de la bonne Madeleine, notre nourrice. Je lui dis tout uniment que le petit était malade par le mauvais air de Caen, et qu’il fallait venir le chercher. Elle prit ta place dans le tilbury sans demander d’autre explication. Avec celle-là, tu n’as rien à craindre: elle est la mère du fiot presque autant que toi.
Black reprit le galop, et la bonne femme se mit à bavarder. Je n’avais pas le cœur à lui donner les explications qu’elle voulait. Je lui dis seulement que l’enfant pourrait bien rester du temps chez elle.
– Toujours, s’il veut, répondit-elle.
Nous arrivâmes à Caen après la nuit tombée. Dans les rues basses, personne ne remarqua le tilbury, mais il fut reconnu vers la préfecture, et les gens commencèrent à le suivre. J’allais bon train, la foule aussi; quand je débouchai aux Acacias, la cohue criait derrière moi.
– Qui qui veulent, les fainéants? demandait Madeleine. C’est-i aujourd’hui carnaval?
– Ma femme est en Angleterre, répondis-je; moi, je vais être arrêté; l’enfant n’a plus que vous.
Elle resta bouche béante et me saisit le bras, puis elle dit:
– On a donc fait un méchant coup, l’homme?
Je répliquai:
– Nous sommes innocents, ma bonne Madeleine.
Black s’arrêtait devant la porte cochère qui était fermée. J’avais parlé ainsi machinalement, dans la préoccupation où j’étais que l’accusation allait éclater. Madeleine est de Normandie; elle s’écria:
– Ah! les malheureux, ils disent tous cela!
Ainsi, Madeleine elle-même, notre bonne Madeleine! Les bras me tombèrent. Madeleine ne savait rien de cette série de hasards qui nous déguisent en coupables, et Madeleine était prête à admettre l’accusation, n’importe laquelle. Il est vrai qu’elle ajouta:
– Le petit fiot n’est pas cause.
La foule arrivait. Comme je descendais, le loueur et son palefrenier s’élancèrent vers moi. M. Granger s’écria:
– Ah! scélérat! tu as voulu nous faire tort du cheval et de la voiture!
Le moyen de voler un cheval et une voiture n’est pas de les ramener l’un traînant l’autre à la porte de leur maître. Madeleine sentit cela et prit le loueur au collet en l’appelant imbécile et innocent de raison; comme le palefrenier vint au secours de son maître, elle tira de ses poumons le grand cri des bagarres normandes:
– À la force! à la force!
Et subsidiairement, comme elle le dit tout au long, car ils apportent en naissant le don de procédure, elle menaça nos voisins d’une plainte pour injures, voies de faits, mauvais traitements; elle fixa le taux des dommages-intérêts exigés, lançant comme autant de Montjoie-Saint-Denis les noms de son avocat, de son avoué et de son huissier. La force appelée était là: elle n’avait pas loin à courir. C’était d’abord la cohue qui nous suivait, toujours grossissant depuis les environs de la préfecture; c’étaient ensuite les gens de notre maison et les voisins qui s’élançaient hors de chez eux en tumulte; c’était enfin la gendarmerie, doublée de la police, qui sortait de la promenade, car, depuis le matin, le logis n’avait pas cessé d’être cerné.
Je ne connais pas ma vigueur. As-tu oublié cette soirée où les gens du comte Bozzo-Corona, ton cousin de Bastia, voulurent me jeter hors du chemin que suivait son carrosse? Je n’avais pas dix-huit ans. Il y eut trois valets couchés dans la poussière et la voiture fut renversée au bord du talus. Je n’aurais pas su dire moi-même comment cela s’était fait. L’insulte avait envoyé du sang chaud à mon visage, et j’avais frappé d’instinct, sans le vouloir, comme on marche et comme on respire. Il y eut ici quelque chose de pareil; seulement, j’ai pris de la puissance depuis ma dix-huitième année. La foule, les voisins et les gendarmes se ruèrent sur moi tous à la fois. J’étais là pour me livrer prisonnier, mais je n’avais pas deviné une semblable attaque: elle me surprit et je la repoussai malgré moi. Il y eut des blessés; j’avais frappé: un large cercle se fit autour du tilbury. Madeleine me criait:
– Pas les gendarmes! ne touchez pas aux gendarmes, monsieur Maynotte; c’est sacré, ça! Puis elle ajoutait, fière et heureuse:
– Ah! c’est un gars, celui-là! Ne faut pas le tutoyer, sarpejeu! J’entrai sous la voûte qu’on venait d’ouvrir, et d’un temps je montai l’escalier du commissaire. Je poussai la porte. M. Schwartz était absent, mais Éliacin, dont la toilette me parut être un peu en désordre, tenait un fleuret boutonné à la main; la servante avait une broche, et Mme Schwartz portait une paire d’énormes pistolets.
– Je viens parler à M. le commissaire de police, dis-je.
– Feu! s’écria Mme Schwartz, folle de terreur. Il va m’assassiner. Je vous ordonne de faire feu!
Fort heureusement, son bataillon n’avait que des armes blanches, et elle ne songeait point elle-même à décharger ses deux pistolets; sans cela, mon heure aurait sonné. Je croisai mes bras sur ma poitrine, après avoir détourné la broche dont la servante me portait vaillamment un coup en plein visage.
J’ouvrais la bouche pour déclarer que je renonçais à toute résistance, quand notre ami le palefrenier, me prenant par surprise, noua ses deux bras autour des miens par-derrière. Dix personnes se jetèrent sur moi aussitôt, et je fus terrassé, presque étouffé. J’entendais qu’on disait:
– Ah! le coquin!
– Ah! l’enragé!
– Il aurait fait la fin de quelqu’un!
– Des pistolets plein ses poches!
– Et pas d’argent!
– Où sont les quatre cent mille francs?
– Cet autre filou de Bancelle prendra cette occasion de faire faillite!
– Et tout le moyen commerce de Caen est ruiné du coup!