– Ah! l’enragé! ah! le coquin! ah! le bandit! Liez, garrottez, enchaînez! Il faut le garder vivant pour le voir à la guillotine!
La voix aiguë de Mme Schwartz perçait comme une vrille ce vacarme confus. C’était elle qui disait: «Liez, garrottez, enchaînez!» Je ne saurais nombrer combien de cordes on me mit autour du corps. Quand tout fut fini, elle arriva avec la chaîne du puits et me la fit serrer autour des jambes en grommelant:
– Ça fait des yeux en coulisse à tout le monde; ça se coiffait en cheveux; ça attirait tous les galouriaux de la ville!
C’était toi, ma pauvre femme, qu’elle garrottait et qu’elle accablait. Tu étais trop belle! Elle me punissait de ta beauté. Je n’avais pas prononcé une parole. On me jeta comme un paquet dans le bureau d’Éliacin, où on me laissa couché sur le carreau. Le tumulte était à son comble: chacun se vantait bruyamment de la part qu’il avait prise à la victoire, et la servante répétait avec triomphe:
– Un peu plus, je l’embrochais comme un carré de veau! L’arrivée de M. Schwartz mit fin à l’orgie. Il revenait du cirque Franconi à son heure ordinaire. L’hymne des vainqueurs l’effraya comme une émeute. Il renvoya la foule, gronda sa femme et me fit enlever les trois quarts de mes liens. Avec le quart restant, on aurait garrotté trois hommes dangereux.
Éliacin fut chargé de rédiger un rapport constatant que j’avais été arrêté armé jusqu’aux dents. La maison était en fièvre. M. Schwartz m’interrogea, et je vis bien qu’il avait grand-peine à ne pas se prendre pour un héros. Le message qu’il envoya au parquet avait la courte emphase d’un bulletin du Moniteur en temps de guerre. Veni, vidi, vici, écrivait César, premier inventeur des bulletins: la dépêche de M. Schwartz traduisait habilement ces trois prétérits et laissait percer un légitime espoir d’avancement. Il était désormais le créancier de la société. Du reste, il ne me fit subir aucun mauvais traitement et imposa plusieurs fois silence à sa femme, qui ne pouvait se consoler de la fuite de la coquine. La coquine, c’était toi.
Madeleine avait perdu sa fierté. Une fois passé le premier mouvement de colère, elle s’était accotée dans un coin. Neuf paysannes sur dix auraient pris la clef des champs à sa place, mais c’est une digne femme. Malgré sa frayeur et le peu de fond qu’elle fait assurément sur notre innocence, elle resta fidèle à son mandat.
– Mon commissaire, dit-elle avec une humble fermeté, le fiot n’est pas cause. Je vais l’emporter à la maison.
Il y eut conseil. Mme Schwartz était d’avis qu’on la chargeât de fers jusqu’à ce qu’elle révélât la retraite de la coquine, mais M. Schwartz fit observer que la mère essayerait bien quelque jour de se rapprocher de son enfant, et qu’alors…
Souviens-toi de ce que tu m’as promis, ma Julie. Je t’ai confiée à toi-même et je n’ai que toi. L’enfant est en sûreté, je te réponds de lui. N’essaye pas!
Ce ne sont pas de méchantes âmes, pourtant. Devine où notre petit avait passé la journée? Chez le commissaire avec Mme Schwartz, qui l’avait comblé de sucreries et de caresses. Je l’ai vu sur ses genoux. Quand Madeleine est partie, Mme Schwartz a embrassé notre cher enfant, et ses yeux me semblaient moins dépareillés, car j’y voyais briller une larme.
– Ah! si c’était à nous! disait-elle.
Ils ont un fils pourtant. Mais je crois qu’elle disait cela à ce rousseau d’Éliacin. L’adieu de Madeleine fut ainsi:
– Quand même vous seriez fautifs de ceci ou de cela, le fiot n’est pas cause!
Je couchai, cette nuit, dans le bureau de police, gardé par trois gendarmes. Tu roulais vers Paris. Chaque fois que l’horloge sonnait, car j’entendis toutes les heures, je pensais:
– Elle a fait deux lieues.
Cette voiture, c’est encore Caen. J’attendais le moment où je pourrais me dire: «Elle est hors de cette diligence et plongée au plus profond de Paris qui est grand comme la mer.» Si grand qu’il soit, dès que je serai libre, oh! je saurai bien t’y trouver! J’irai droit à toi dans la nuit même, comme les Mages allaient à Bethléem, notre amour a son étoile.
Le lendemain, dès le matin, je fus conduit sous escorte au palais de justice. La ville était encore déserte; il n’y eut pour m’insulter que de rares passants. Sais-tu à quoi je pensais? à ces Bancelle, qui étaient si heureux! À toutes les invectives qu’on me lançait, se mêlaient des injures contre M. Bancelle. On disait:
– Il est ruiné, et sa ruine rejaillit sur cent familles! C’était un honnête homme; sa femme avait de la hauteur, mais elle se montrait charitable; et te souviens-tu de ses beaux enfants?
Au palais, je subis le premier interrogatoire légal. Le conseiller instructeur, M. Roland, me demanda l’emploi de mon temps dans la nuit de la veille. Je répondis que j’avais dormi dans mon lit. Le greffier secouait la tête et souriait discrètement. Mais j’omets le début: je donnai mon vrai nom d’Andréa Maynotti, mon âge et le lieu de ma naissance. Quant à ce qui te regarde, je déguisai complètement la vérité, parce que le nom corse que tu portes à Paris eût découvert ta trace. Je dis, prenant pour toi le nom de la pauvre douce fille qui est morte à notre service en Provence: «Ma femme est Julie Thièbe, des îles d’Hyères.»
Voici l’interrogatoire:
– Où avez-vous été mariés? – À Sassari de Sardaigne. – Pouvez-vous fournir votre acte de mariage? – Ma femme a en sa possession tous nos papiers. – Où est votre femme? – Sur la route de Londres. – Pourquoi a-t-elle pris la fuite? – Parce que je l’ai voulu. – Pourquoi l’avez-vous voulu? – Parce que j’avais vu, à la cour d’assises, une fois, la femme Orange assise auprès de son mari.
M. Roland fronça le sourcil à cette réponse. Le greffier écrivait. L’interrogatoire continua:
– Aux environs de minuit, vous étiez sur un banc de la place des Acacias, avec votre femme? – Cela est vrai. – Vous comptiez de l’argent et vous parliez de la caisse Bancelle? – Je comptais des billets de banque et je rapportais une conversation qui avait eu lieu entre M. Bancelle et moi. – Vous vous exprimez nettement, vous avez reçu de l’éducation? – J’ai souvent désiré m’instruire. – Où est l’argent que vous comptiez? – Je l’ai confié à ma femme. – Pourquoi comptiez-vous de l’argent à cette heure et en ce lieu? – Parce que j’annonçais à ma femme que nous étions en état de quitter Caen pour monter une maison à Paris.
– D’où vous venait cet argent?
– De mon commerce.
– Il y avait une somme très considérable?
– Il y avait quatorze billets de cinq cents francs.
Ici, une pause assez longue, pendant laquelle M. Roland prit lecture de la rédaction de son greffier.
– Vous étiez possesseur, poursuivit-il, d’un brassard d’acier damasquiné?
Le brassard était sur la table du greffe, avec plusieurs clefs et la mécanique de la caisse Bancelle. – Le voici, dis-je en le désignant, je le reconnais. Ce brassard a servi à la perpétration d’un crime.
– Je l’ai su.
– Comment l’avez-vous su?
– Je me trouvais par hasard à portée d’entendre une conversation qui a eu lieu chez mon voisin, le commissaire de police.
– Par hasard? répéta M. Roland.
Je répétai, moi aussi: