– Par hasard.
Il me fit signe que je pouvais parler, si j’avais une explication à fournir. J’exposai la situation des lieux et leurs conditions acoustiques. J’ajoutai:
– C’est par suite de ce que j’entendis que l’idée me vint de mettre ma femme à l’abri. – Votre conscience vous criait de prendre garde? – Ma conscience était tranquille, mais je voyais surgir des circonstances capables d’égarer la justice. – Vous saviez que vous seriez arrêté? – Le commissaire l’avait dit en propres termes.
M. Roland réfléchit encore une fois et murmura, comme s’il n’eût parlé que pour lui-même:
– Ce système de défense ne réussira pas, bien qu’il ne manque ni de convenance ni d’adresse. Puis il reprit:
– André Maynotte, vous paraissez bien décidé à ne faire aucun aveu? – Je suis décidé à dire la vérité tout entière. – Quelqu’un vous a-t-il acheté ce brassard?
– Non. Quand je me suis éveillé hier, je me croyais sûr de l’avoir dans ma montre. – Alors vous allez dire qu’on vous l’a volé? – Je le dis en effet, et je l’affirme sous serment. – Cela est tout naturel, quoiqu’il eût mieux valu ne point vous parjurer… M. Bancelle ne vous avait-il pas fait le compte des valeurs que renfermait sa caisse?
– J’ai déjà répondu oui. – N’avait-il pas frayeur du brassard? – Il en avait frayeur. – N’était-il pas sur le point d’acheter ce brassard?
– Je devais le lui porter le lendemain. – Il était donc opportun d’opérer cette nuit-là même… Quels moyens avez-vous employés pour forcer la caisse?
C’était ici la première question impliquant brutalement ma culpabilité. M. Roland vit le rouge que l’indignation portait à mon visage, et son œil attentif exprima une sorte de surprise. Il ajouta:
– Vous avez le droit de ne pas répondre.
– Je répondrai! m’écriai-je. Je n’ai pas ouvert la caisse de M. Bancelle! Je suis un honnête homme, mari d’une honnête femme! Et si c’est assez dire pour moi, cela ne suffit pas pour elle. Ma femme…
– On assure qu’elle a des goûts de luxe au-dessus de son état, m’interrompit-il.
Puis il me demanda, après avoir consulté sa montre:
– André Maynotte, refusez-vous de reconnaître ces fausses clefs? Je refusai. Sur un signe, le greffier fit à haute voix lecture de l’interrogatoire que je signai. M. Roland se retira. Le greffier me dit:
– Elle aura de quoi s’acheter des fanfreluches et des perles aussi, là-bas!
Il n’y a qu’un pas du palais à la prison. Je fus écroué au secret. Quand je me trouvai seul dans ma cellule, une sorte d’hébétement me prit. Les événements de ces quarante-huit heures passèrent devant mes yeux comme un rêve extravagant et impossible. Je faisais effort pour m’éveiller. À chaque instant, il me semblait que j’allais entendre ta douce voix qui chassait loin de moi le cauchemar, cette saison où j’eus la fièvre lente. J’attendais ton cri secourable:
– André! mon André! je suis là!
Tu étais là; c’était ma maison. Mon premier regard tombait sur les rideaux blancs qui entouraient le petit berceau. Je sortais de je ne sais quels dangers horribles, mensonges de ma fièvre, pour rentrer avec délices dans la réalité qui était le bonheur.
Mais aujourd’hui, j’eus beau appeler le réveil, il ne vint pas; désirer ta voix, elle ne se fit pas entendre. Il n’y avait ni songe ni mensonge. J’étais ici à ma place tout au fond de mon désespoir.
Tu étais là, pourtant, toujours là, ange qui préside à mes douleurs comme à mes joies. Dans la nuit de mon découragement, la première lueur qui brilla, ce fut toi. Je me dis:
– À cette heure, elle est à Paris! Elle est sauvée! Et je me mis à bâtir un château dans l’avenir.
J’ai relaté mon premier interrogatoire tel qu’il fut et aussi complètement que mon souvenir me le rappelle parce que je ne veux pas y revenir. Tous les autres furent à peu près semblables, sauf des détails que je noterai. Ce qui me resta de cet interrogatoire, ce fut le sentiment, la saveur, si j’osais m’exprimer ainsi, de ma perte. Mon affaire se posait sous un certain jour qui déplaçait si fatalement l’évidence, que tous mes efforts devaient être inutiles. J’avais conscience de cela; je l’avais eue, du reste, avant la fuite et dès le premier moment. La ferme incrédulité de mon juge me sautait aux yeux avec une navrante énergie. Ce que je dirais n’existait pas pour lui. Mes prétendus mensonges n’excitaient pas sa colère: j’étais dans mon rôle, mais ils allaient autour de son oreille comme un vain son.
J’avais attendu de sa part moins de mansuétude: je le remerciais en moi-même de son calme en face du crime manifeste, car mon malheur était de sentir jusqu’à l’angoisse la force des indices accumulés contre moi. Il arrivait avec sa science de jurisconsulte, avec son expérience de magistrat, avec la certitude de sa méthode servant d’auxiliaire à une très notable faculté de pénétration naturelle. Il était sûr de lui-même. Il n’avait pas les défiances des faibles. Il entrait d’un pas solide et sans tâtonnements dans un ordre de faits qui excluait jusqu’au doute. Son devoir était tracé: je mentais, il fallait me confondre.
Et cette tâche était si facile qu’elle n’excitait point sa verve; il suivait sans passion la route trop battue, hors de laquelle, pour le jeter, il eût fallu un miracle. Ce fut une soirée cruelle, une nuit lente. Dormais-tu?
Vers trois heures de l’après-midi, quelques instants après le passage de la dernière ronde, un bruit sourd commença à se faire entendre quelque part autour de moi; je n’aurais pas su dire si c’était à droite, à gauche ou à l’étage inférieur. C’était, je crus le deviner, un travail de prisonnier minant la pierre de taille de sa cellule, œuvre lente et patiente. Cela s’arrêtait par intervalles pour reprendre et s’arrêter encore. J’écoutais; ce bruit me berçait. Je m’endormis comme autrefois je m’éveillais; j’allai à ta voix qui m’appelait; ton sourire sortit de l’ombre et tout l’essaim de mes pauvres bonheurs voltigea autour de mon sommeil.
Louis m’apporta ma soupe: un garçon de bonne humeur qui sait toutes les chansons à boire et qui les chante sur des airs de psaumes. Il lui est défendu de me parler; aussi m’a-t-il raconté une demi-douzaine d’histoires qui ont eu pour lieu de scène la cellule même où je suis. Cette cellule, selon lui, a logé bien des victimes innocentes: des guillotinés, des forçats, pauvres bibis! c’est son mot. Il m’appelle Bibi et me chante: Remplis ton verre vide sur l’air du Magnificat, la cellule a aussi logé un personnage légendaire sur le compte de qui Louis ne s’explique pas. L’Habit-Noir, tel est le sobriquet que Louis donne à cet homme qui dépensait, dit-il, bien de l’argent dans son trou et qui fut acquitté, faute de preuves. Te souviens-tu qu’on nommait ainsi, chez nous, Veste Nere – les Habits Noirs, les faux moines du couvent de la Merci?
La soupe était bonne.
– L’appétit n’est pas trop déchiré, mon Bibi? me dit Louis pour entrer en matière. Ça prouve qu’on est en paix avec sa petite conscience, pas vrai? Je parie un sou que nous sommes innocents comme l’enfant Jésus!
Il n’y avait aucune espèce de méchanceté dans cette raillerie, et je ne m’en fâchai point.
– Tous innocents! reprit-il. Ah! mais! le monde est à l’envers, c’est sûr! Je n’ai jamais gardé que des saints… Dites donc! il a fait beau cette nuit: la petite femme doit être à Jersey, maintenant!… Bon Dieu, qui est-ce qui vous demande vos secrets? Mais pour quant à ça, puisque vous aviez la clef des champs, ce n’était pas le cas de revenir chercher votre parapluie ou votre mouchoir de poche… quoiqu’on est très bien ici dedans, ce n’est pas l’embarras, surtout quand on a sauvé quelque petit argent pour se payer les douceurs de la vie, liqueurs, tabac et autres. Mais mon état n’est pas de bavarder, pas vrai? Au revoir, mon Bibi. L’ouvrage ne manque pas par ici… L’Habit-Noir fumait des cigares de cinq sous et buvait du Champagne!