4 août. – Je suis seul! je suis seul! Louis a un congé, c’était presque un ami. M. Roland n’a plus affaire à moi. Qui expliquera cela? je m’étais pris à l’aimer. Enfin, M. Cotentin n’est pas venu depuis trois jours. Je suis seul. J’écoute ce condamné qui travaille et qui chante. Il m’arrive de croire, tant son œuvre est sourde, qu’il use la pierre avec ses ongles. Serait-ce mon devoir de le dénoncer? En aurais-je seulement le droit? Je ne sais.
Je t’ai vue, cette nuit, dans le rayon de soleil qui passait entre les branches, là-bas; sous la futaie de Bourguebus. Pauvre dernier repas! Lequel était le plus beau: de ton sourire ou de tes larmes?
Je suis avec toi toujours; mais la plume me tombe des mains. J’ai trop de tristesse.
6 août. – Courage! m’a dit M. Cotentin: j’ai mes effets! ça et ça! ils ne s’attendent pas au moyen que j’ai trouvé. Ils éloignent de la magistrature les gens véritablement capables. Ils verront de quel bois on se chauffe!
J’ai voulu connaître ce fameux moyen qu’il a trouvé. Impossible! Je me suis informé aussi pour mon voisin. On le laissera dans sa cellule actuelle, jusqu’à ce qu’il soit statué sur son recours en cassation. C’est demain qu’on me juge. Courage, courage!
7 août. – Je sors de l’audience. Je ne suis plus malade. Tout s’est passé comme je l’avais prévu, exactement, rigoureusement. L’acte d’accusation est terrible par sa modération même. C’est dans cet acte qu’on voit bien l’homme, l’inconnu, le démon qui m’a choisi comme bouc émissaire, afin de donner le change à la justice. Oh! celui-là n’en doit pas être à son coup d’essai! Il est passé maître! Je dis qu’on le voit. Moi, du moins, je le vois, je le suis, je le touche. Chacune de ses ruses m’est apparente. Il me semble impossible que cette œuvre de mensonge ne se trahisse pas aux yeux de tous. Mais c’est le contraire qui arrive. On ne croit plus au démon. Je suis là, pourquoi chercher plus loin? Il s’est mis dans ma peau, car je ne puis exprimer autrement ma pensée, et il m’a incarné dans son crime. Il est loin, je suis là. Personne ne voit que moi.
Je suis le fils de cette sombre terre où la vengeance est une religion. Chose singulière, jamais une pensée de vengeance n’était entrée en moi. Je portais une arme, là-bas, en Corse; c’était pour te défendre. Pour te défendre, j’aurais tué, certain que j’étais de mon droit; mais, le danger passé, ma haine était morte.
Un soir, il y a de cela deux semaines, je sentis mon cœur battre. Comment dire cela? l’émotion qui me tenait, poignante, brûlante, me rappelait les premiers tressaillements de mon amour. Ici comme là, il y avait de l’angoisse et de la volupté. Mon idée naissait, l’idée fixe qui me montre notre ennemi préparant notre ruine. J’ai hésité avant de comparer ma haine et mon amour, mais c’est que tout mon amour est dans ma haine. Cet homme m’a séparé de toi.
Ce que j’appelle mon idée, Julie, c’est la vengeance de notre pays corse. Elle me tient; elle n’a pas grandi depuis le premier moment, car elle emplissait déjà tout mon cœur. Mon cœur serait trop étroit pour deux amours; il n’y faut que toi seule, et tu y gardes toute la place. La haine est entrée dans les pores de mon amour comme deux liqueurs se mêlent dans le même vase. C’est pour toi que ma justice à moi a jugé cet homme et l’a condamné. Que ce soit demain ou dans vingt ans, la sentence sera exécutée. Je le chercherai, je le trouverai, je l’écraserai.
8 août. – Ils ont témoigné contre moi. Aucun d’eux n’a menti. M. Schwartz, le commissaire de police, a dit qu’il nous avait rencontrés à onze heures du soir; le père Bertrand, l’allumeur, a raconté l’histoire du banc; M. Bancelle lui-même, et si tu savais combien d’années le malheur de quelques jours peut accumuler sur la tête d’un homme! M. Bancelle, que j’ai eu peine à reconnaître, a rapporté notre conversation au sujet du brassard.
Il est là, figure-toi, le brassard, et chacun le regarde; il est là parmi les pièces à conviction. Les gens se le montrent du doigt et l’on chuchote. C’est la partie mystérieuse et curieuse de l’affaire. On chuchote:
– Quelle invention! Il y a longtemps que la cour d’assises n’avait été si divertissante!
Je le regarde, moi aussi. C’était lui qui complétait notre petite fortune; c’était lui qui allait exaucer tes souhaits et te donner Paris…
On se bat à la porte pour entrer. Ce matin, tout l’auditoire a frémi et presque applaudi, quand M. Bancelle a murmuré de sa pauvre voix si changée:
– C’est peut-être moi qui lui ai donné l’idée du brassard, je lui en ai proposé mille écus, parce que j’avais comme un pressentiment. Et c’est moi qui lui ai montré les quatre cent mille francs qui étaient dans ma caisse!
M. Bancelle était fier autrefois; les gens de Caen ont été durs envers lui depuis sa chute, mais la cour d’assises est le spectacle. Les crocodiles y pleurent. Le président a été obligé d’arrêter les malédictions qui tombaient sur moi de toutes parts. Mme Bancelle a suivi son mari. Elle est enceinte. Elle fut bonne pour toi autrefois; elle l’a rappelé. Tu as été maudite.
Toi, Julie! Je te dis que cet homme a mérité la mort.
Il est venu cinquante-deux témoins. Chacun d’eux avait quelque chose de vrai à dire, et tout ce qu’ils ont dit est contre moi. Je cite un exemple: le mercier qui demeure en face de M. Bancelle a déclaré m’avoir vu, la veille du crime, regarder attentivement la fenêtre par où le voleur s’est introduit. Cette fenêtre est celle du boudoir de Madame, et M. Bancelle m’avait chargé, le jour même, de lui trouver des vitraux pour l’orner.
J’ai répondu cela. L’auditoire a souri avec admiration. Je passe pour un scélérat bien habile!
9 août. – Aujourd’hui, j’ai souffert le martyre. J’ai entendu le réquisitoire et le plaidoyer de mon avocat. Le réquisitoire a vivement impressionné le jury, dont la conviction me paraît faite. L’éloquence de l’avocat général a groupé les probabilités de telle façon qu’une certitude en jaillit: je suis perdu, je le sais; mon espoir est ailleurs désormais.
M. Cotentin a fait de l’effet.
Il faudrait un miracle pour me sauver.
10 août, au soir. – Ce matin, Louis m’a annoncé que le pourvoi du voisin était rejeté. À quatre heures j’ai été condamné. Je suis comme si je rêvais. J’ai été condamné à vingt ans de travaux forcés.
Il est sept heures du soir. Voilà deux heures que je suis rentré et que j’essaye d’écrire cette ligne.
Ce qui m’empêche d’écrire, ce n’est point la souffrance. Je ne souffre pas plus aujourd’hui qu’hier. Mais j’ai comme un cauchemar. Je vois quelqu’un entre toi et moi. Si je devenais fou, ma folie serait de croire que notre ennemi t’aime.
Comme tout s’expliquerait, alors!…
Ce fut le dernier mot. La plume demeura immobile et suspendue au-dessus du papier. L’encre eut le temps d’y sécher.
André Maynotte, pâle, amaigri, défait, avait la tête penchée sur sa poitrine. Ses yeux ardents regardaient le vide. La lueur du couchant qui venait d’en haut par la lucarne frappait sa chevelure en désordre, éclairant parmi des masses d’un noir de jais quelques fils révoltés et crispés qui semblaient être de cristal.
Les bruits de la ville venaient avec la voix du vent qui jouait dans les peupliers de la plaine. On n’entendait que cela. Par intervalles, pourtant, un murmure sourd s’élevait, chant monotone et enroué qu’une sorte de frottement régulier semblait accompagner.