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Ses deux pieds à la fois abandonnèrent le bourrelet; il se prit à descendre avec adresse et résolution, mais très lentement, parce que la moindre hâte eût fait glisser ses mains sur la corde de soie. André veillait au tronçon du barreau. Une fois, il toucha la corde, qui rendit un son de luth, violemment tendue qu’elle était sur le renflement qui servait de chevalet. Les secondes lui paraissaient si terriblement longues qu’il ne put s’empêcher de regarder, se tenant d’une main à la muraille et le corps incliné au-dessus de la saillie. Il ne vit rien que ce mince fil, un cheveu, en vérité, qui allait se perdre dans le noir inconnu.

Lambert ne parlait plus. La corde était immobile, car tout mouvement s’arrêtait au bourrelet. André entendit un petit bruit sec au tronçon du barreau, un bruit imperceptible et semblable au pétillement d’une bougie dont la mèche est humide. Il se leva et regarda. Le barreau ne bougeait pas, mais son arête supérieure tranchait un à un, tout doucement, les fils de la corde, qui éclataient en produisant ce petit bruit.

La sueur froide vint sous les cheveux d’André. La lune éclairait vivement le barreau, dont la cassure scintillait comme si elle eût été faite de petits diamants. André aurait pu compter ces fils de soie qui se coupaient l’un après l’autre, formant déjà deux petites franges… Il se frotta les yeux et regarda de plus près. L’arête supérieure du tronçon était vive, et nette: elle coupait.

– Plus vite! prononça-t-il d’une voix étranglée, descendez plus vite au nom de Dieu!

On ricana dans le noir, et la voix de Lambert monta, disant:

– Tu es pressé, Bibi? Pourtant, cet échafaud-là ne t’est de rien! André cria encore, répétant le même avertissement. La voix répondit:

– Je n’ai plus que deux étages. Tu prendras le tour.

Les deux franges s’épaississaient, formées de fils de soie ébouriffés et crispés. Les derniers mots d’André s’étranglèrent dans sa gorge. Il regardait l’arête où la lune mettait un long reflet blanc comme à la lame d’un couteau. Il était fasciné. Pour lui, ces houppes de soie dégageaient des aigrettes électriques qui piquaient ses yeux éblouis. La corde, horriblement amincie, se tendait et s’allongeait comme un cheveu qui va rompre… Cet homme qui pendait là-bas, au bout de la corde, était un misérable assassin, mais c’était un homme; entre lui et André, une sorte de communauté existait. Naguère, André comptait se servir de lui comme d’un instrument, mais il ne songeait plus à cela. Il n’y avait plus rien en lui qu’un impérieux besoin de sauver cette créature entraînée vers la mort: un besoin aussi vif, le même besoin que s’il se fût agi d’un saint ou d’une personne aimée.

Ces choses, que le récit fait durer, sont, en réalité, rapides comme l’éclair. Si André avait eu le temps d’obéir à l’instinct qui porta ses deux mains en avant pour saisir la corde au-dessous du tronçon, il eût été précipité en avant, la tête la première. Mais il y eut une petite détonation sèche, presque rien: la corde disparut avec une prestigieuse vitesse, et il ne resta au barreau qu’une houppe de soie révoltée.

En bas, la terre sonna lourdement. Un cri court, et qu’on eût dit coupé en deux, monta. André s’était rejeté violemment en arrière. Il écouta. Le vent murmurait dans les arbres du préau. Il appela. Répondit-on? André ne savait pas. Il ne pouvait faire taire le bruit de ces maillets attaquant le bois de l’échafaud.

Il se pencha en avant. Des voix venaient avec le tapage des charpentiers. Les charpentiers chantaient.

– Lambert! appelait André, Lambert! Le chien qui gardait la cour intérieure hurla.

Ce fut comme un mémento. André avait oublié qu’il était prisonnier et condamné.

La pensée de lui-même lui revint avec la pensée de Julie, qui était la meilleure moitié de son propre cœur.

La liberté l’appelait. À l’aide du drap qui avait tordu le grillage, il se laissa glisser sur le bourrelet. C’était six pieds de gagnés. À l’aide du drap encore, il put se pencher et surplomber le vide. Il réfléchissait. De deux choses l’une: ou Lambert avait trahi, fuyant tout seul à cette heure et déjà loin, ou il était là, en bas, écrasé par sa chute et très probablement mort.

Impossible de voir. On ne distinguait rien, sinon la cime rabougrie des arbres du préau, dont les feuilles moutonnaient vaguement dans la nuit. Cela pouvait du moins servir à mesurer la distance qui séparait le bourrelet du sol. Il y avait plus de vingt pieds du bourrelet à la tête des arbres.

Le sang monta au visage d’André, ses tempes se prirent à battre. On ne saurait dire si l’idée de tenter ce saut extravagant était née en lui au moment où il avait quitté la fenêtre. Il voulait voir d’abord, et la vue du gouffre sombre pouvait l’arrêter. Mais le vertige était là désormais, autour de lui, devant lui surtout, le vertige qui sollicite l’homme comme l’aimant attire le fer. Des flammes passaient devant ses yeux, ses oreilles chantaient, une force irrésistible le poussait.

Ce n’était plus la liberté, ce n’était plus même Julie, c’était le vertige. Il lui fallait plonger dans ce vide aussi nécessairement que la pierre détachée doit tomber au fond de l’abîme. Rien ne le retenait plus, sinon le vague et impuissant effort de sa conscience expirante. Il avait déjà la sensation de celui qui est précipité; ses mains, crispées en vain, allaient lâcher le drap.

Il avait une volonté robuste, une vraie vaillance. André lâcha le drap qui seul le défendait contre les entraînements du gouffre; mais ce fut pour se redresser, non pour tomber. Un instant, il se tint en équilibre, préparant son cœur contre la défaillance de la terrible traversée, assouplissant ses muscles contre la violence du choc. Il eut le temps de faire le signe de la croix. Ce n’était pas un suicide.

Il ne s’affaissa point: il sauta, délibérément, l’esprit présent, les membres libres, la conscience gardant un espoir.

On dit que ceux qui sont ainsi précipités de haut meurent avant de toucher le sol. Quand un désespéré enjambe, par exemple, la balustrade de Notre-Dame, ce n’est plus qu’un cadavre qui fend l’air et qui vient se broyer contre le pavé. La science aime à ratiociner.

André, lancé comme une bombe à une assez grande distance du mur, traversa un tilleul aux rameaux duquel il laissa des lambeaux de son vêtement et de sa peau; puis le coup d’une énorme massue le laissa foudroyé: c’était le baiser de la terre. Son évanouissement dut être court, car il faisait nuit encore quand il fut éveillé par les aboiements furieux d’un chien qui hurlait de l’autre côté du mur. Il se retrouva à demi enfoui dans un tas d’herbages et de feuilles sèches, amoncelées sous le tilleul et qui attendaient le tombereau. Le souvenir lui revint tout de suite. Le nom de Julie jaillit de son cœur.

Sans trop de peine, André se mit sur pied; il n’avait aucune blessure. Les aboiements du chien provoquaient déjà un certain mouvement de mauvais augure dans la cour voisine; mais un silence complet régnait dans cette partie des bâtiments que couronnait son ancienne cellule. Son premier souci fut de fuir; il fit un pas vers le mur de clôture; la pensée du cabaretier le ramena en arrière.

Il ne chercha pas longtemps; à une toise tout au plus de l’endroit où il était tombé, une masse sombre tachait le pavé gris qui bordait le préau. Cela était informe; André, pourtant, n’eut pas même un doute: ce devait être le malheureux Lambert.