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Lambert était là, en effet, représentant vaguement la posture d’un homme accroupi; sa tête pendait en avant et si bas que sa nuque formait le sommet de son corps. Ses deux mains crispées tenaient la corde. Un de ses pieds s’enfonçait en terre profondément, tandis que l’autre, qui avait rencontré le rebord des pavés, était littéralement broyé.

Évidemment, Lambert n’avait pas bougé depuis sa chute. La mort avait dû être instantanée.

André lui tâta les poignets pour chercher son pouls: les deux mains étaient déjà rigides; il tâta le cœur qui ne battait plus. En cherchant le cœur, sa main rencontra un papier, le passeport. Il le prit.

Il y avait un arbre dont les branches touchaient le mur. André nous l’a dit une fois: il ne connaissait bien ni son agilité, ni sa force. Quelques minutes après, il marchait dans la rue, d’un pas paisible et tranquille. Il avait franchi deux enceintes.

La prison, cependant, s’emplissait de tumulte. Deux heures de nuit avaient sonné depuis longtemps, et les acteurs du drame funèbre avaient enfin fait leur entrée dans la cellule du condamné à mort. L’évasion était découverte.

Dans la rue, malgré l’heure matinale, des passants circulaient déjà, la plupart venant de la campagne. Ceux-là ne s’étaient pas couchés pour avoir de bonnes places autour de la guillotine. Ceux qui avaient été assez heureux pour voir déjà la guillotine la décrivaient à leurs compagnons plus jeunes. Il y avait des charrettes qui venaient de loin, des bidets boiteux de fatigue, des piétons harassés. L’espoir de la guillotine soutenait. Les vrais musulmans ne sentent pas la fatigue tant que dure le pèlerinage de la Mecque. Tout le long de son chemin, André n’entendait que ce mot: guillotine, guillotine, guillotine. En Normandie, nous avons une façon amoureuse de prononcer cela; nous disons: Gueillotaine; c’est joyeux et caressant. Peut-on penser sans chagrin à la déception qui attendait tant de vertueux villageois? Tel bon père amenait sa jeune famille par six lieues de bas chemins; tel jeune métayer bien épris voiturait sa métayère en exécution d’une promesse faite le jour du mariage.

Le cadeau de noces allait manquer! Ces enfants allaient verser des larmes. Injuste sort! Tant de chemin gaspillé; et quand reverrait-on la guillotine?

À mesure qu’il s’éloignait du quartier de la prison, André hâtait le pas. Un grand trouble était maintenant dans son esprit. Il n’avait point préparé cette aventure; tout plan lui faisait défaut; il essayait de mettre de l’ordre dans ses idées et ne pouvait pas.

Sans savoir, il s’était dirigé d’abord vers la ville basse et le pont de Vaucelles; c’était par là, d’ordinaire, qu’autrefois il sortait de Caen pour emmener Julie, de l’autre côté de l’Orne, en face des prairies de Louvigny; mais il se souvint vaguement de l’itinéraire tracé par le cabaretier: la route de Pont-l’Évêque.

Il rebroussa chemin d’instinct en ayant soin de faire un large circuit autour du Palais, et gagna les abords de l’église Saint-Pierre. Il était dans la peau de Lambert, il sentait cela d’une façon confuse, mais persistante. La protection occulte qui entourait l’assassin, affilié à de mystérieuses confréries, lui appartenait au moins pour une nuit.

Au détour de la rue Froide, la mémoire d’André lui cria tout à coup ces banales paroles qui avaient l’importance d’une formule cabalistique: Fera-t-il jour demain?

Lambert lui avait promis l’histoire de Fera-t-il jour demain? histoire que lui, André, pouvait rattacher déjà à la plus importante de ses aventures de jeunesse, au fait qui lui avait laissé les plus vivants souvenirs. Mais Lambert n’avait pas eu le temps de la lui raconter. Lambert lui avait promis bien d’autres choses.

Je ne peux pas dire comme André regrettait Lambert. Car son idée fixe se réveillait en lui violemment dès ce premier quart d’heure de liberté; il devinait que ce serait la passion de toute sa vie, à voir comme elle se mêlait étroitement, cette idée, au seul sentiment qu’il eût dans le cœur: son amour pour Julie.

Lambert s’était chargé de faire la lumière sur cette route, au bout de laquelle était son démon: l’homme qui ne laissait rien derrière lui, l’homme qui passait toujours impuni en jetant une proie à la justice, l’inventeur machiavélique d’une assurance contre les dangers du vol et du meurtre – le sauvage, habile à cacher sa trace comme un Huron des forêts vierges, au beau milieu de notre civilisation. L’Habit-Noir – Toulonnais-l’Amitié…

Un sobriquet appartenant à plusieurs, un faux nom appartenant à celui qui avait des douzaines de noms!

Rien, en un mot, ou presque rien! Et le cabaretier Lambert était mort, emportant son secret tout entier!

André s’arrêta en face de l’église Saint-Pierre. Ici, une rue conduisait à la route de Paris, l’autre à la route de Pont-l’évêque. À droite, c’était Julie et un danger presque inévitable. À gauche, c’était l’exil, l’inconnu, et je ne sais quelle chance de se venger.

André prit la gauche et se mit à courir.

Quand il dépassa les dernières maisons de Caen, l’aube blanchissait. Sous le premier arbre de la route, il y avait un homme avec un cheval. L’homme le vit venir et ne bougea pas.

– Holà! garçon! cria résolument le jeune ciseleur, fera-t-il jour demain, que tu saches?

– Hié! Bijou! fit le rustre en détachant son cheval. Puis il répondit:

– Demain, pour sûr, not’ maître, et aujourd’hui aussi… C’est-il vous qu’êtes monsieur Antoine?

– Parbleu! répliqua André.

Le paysan avait un bon bonnet de coton blanc ramené sur les yeux.

– Faut bien savoir, reprit-il paisiblement. Demander n’est pas offenser.

Il ôta son bonnet, ce qui ne le décoiffa point, car il en avait deux l’un sur l’autre; il ôta sa blouse, ce qui ne montra point sa chemise, la blouse était double comme le bonnet. Il tendit le tout à André avec un pantalon de toile brune, qu’il portait roulé sous le bras. En un clin d’œil André eut dépouillé son costume de prisonnier et fait sa toilette.

Le paysan le regardait en bâillant.

– C’est de remettre Bijou à Dives, chez Guillaume Menu, dit-il en tendant la bride à André qui sauta en selle. La marée est à neuf heures; la barque sera là au bord de l’eau. Y a-t-il pour boire?

André lui jeta une pièce d’argent, et le paysan ôta son second bonnet en disant:

– Bon voyage, not’ maître!

Ce matin, les gendarmes à cheval galopèrent sur toutes les routes des environs de Caen. Ils ne trouvèrent rien sinon les populations en deuil qui revenaient sans avoir vu la guillotine. Bijou était un rude bidet. À neuf heures, il mangeait l’herbée au râtelier de Guillaume Menu, à Dives. Le vent d’amont soufflait toujours. Une barque de pêche courait déjà grand largue au-delà des grèves, et gouvernait à ranger les rochers du Calvados. André s’asseyait à l’arrière; il était là chez lui, parce qu’il avait demandé au patron de la barque: Fera-t-il jour demain?

XIII André à Julie

Jersey, Saint-Hélier, 25 décembre 1825. – Bonne année, Julie, voici la Noël. Le petit a-t-il mis ses souliers dans la cheminée hier soir? Quels joujoux Jésus lui a-t-il rapportés? Moi, j’ai mes étrennes, Julie; Noël m’a donné ce que je cherchais depuis longtemps: un messager sûr qui te remettra le paquet de mes lettres. Je me tins à quatre, en quittant la France, au mois d’août dernier, pour ne pas confier mon journal de prisonnier au brave paysan qui me fournit une monture. Mais je fis bien de résister à la tentation. De près ou de loin, ce paysan appartenait à une confrérie dont mes lettres te parlent bien souvent. Il était là, ce paysan, par les ordres de l’homme qui fut notre perte et qui m’a sauvé sans le savoir.