En attendant, adieu. Je joins ici mon adresse. Je t’embrasse mille fois. Viens avec le petit; j’ai des bras, vous ne manquerez de rien. Et réponds-moi surtout, réponds-moi vite. Je vais compter les heures. Je t’aime plus qu’autrefois. Bonne année!
Saint-Hélier, Jersey, 30 janvier 1826. – Ma chère femme, j’ai compté les jours; trente-quatre longs jours. Deux fois, trois fois le temps de recevoir ma lettre et de me répondre! Je t’ai envoyé tout ce que j’avais écrit depuis six mois; tout ce que j’avais pensé, tout ce que j’avais souffert. N’as-tu donc pas reçu le paquet? Ce M. Schwartz avait bien promis pourtant!
Il y a peut-être de ma faute. J’ai hésité la moitié d’une année avant de t’adresser une ligne, et quand il ne m’a plus été possible de résister à la passion que j’avais de te parler enfin après un si long silence, j’ai frémi jusqu’au fond de mon cœur. Tu es condamnée; la moindre imprudence pourrait te coûter la liberté. Et, pour te conserver la liberté, j’ai si cruellement souffert! Aussi, je n’ai pas osé aller franchement. Je ne me défiais plus de ce M. Schwartz, qui semble être un bon jeune homme; mais quand il s’agit de toi, je ne ferais pas fond sur mon propre frère!
J’ai pris des biais. Je ne crois pas que je sois bien habile. J’ai multiplié les obstacles. M. Schwartz ne sait pas à qui il porte les lettres. J’avais inventé une mystérieuse combinaison, qui serait trop longue à t’expliquer et que je trouve absurde maintenant, plus absurde de jour en jour, à mesure que le temps s’écoule et que je ne vois point ta réponse venir. Fallait-il t’exposer, cependant? Je ne sais pas si j’étais aussi malheureux que cela dans ma cellule de la prison de Caen!
J’aurais dû aller à Paris. Paris est grand; on s’y cache mieux que partout ailleurs. Je t’aurais retrouvée, nous serions réunis. Qu’est devenue ma lettre? Ce Schwartz est-il galant homme? Ne t’a-t-il point trouvée? Car jamais, oh! jamais, dans mes heures de désespoir et de folie, je ne vais jusqu’à te soupçonner, ma femme! J’ai foi en toi, c’est mon dernier refuge.
L’idée que tu as reçu mes lettres et que tu auras négligé de me répondre ne me vient même pas. Elle me tuerait, si elle venait.
Voilà deux jours que je garde la chambre. Je n’ai pas de maladie déclarée, mais je suis très malade. La peur me prend de mourir sans te revoir. Mon patron a de grandes bontés pour moi. Si je voulais, il me prêterait bien l’argent qu’il faut pour aller en France.
14 juin 1826. – Rien de toi, Julie. J’ai été bien près de la mort. Je m’éveille après un sommeil qui a duré des mois. Que ne suis-je mort dans cette fièvre où j’oubliais! Ah! Je t’ai revue et je t’ai eue encore entre mes bras… Rien de France! Rien! rien! Me voilà si faible que je ne peux même plus songer à entreprendre un voyage. J’ai peine à me convaincre: c’était il y a un an; nous sommes à l’anniversaire de notre malheur. Un an! Que fais-tu? Qu’es-tu devenue? Parfois, je te vois morte! Que Dieu me donne donc la force de partir!
3 juillet. – Julie, la maladie m’a repris. Ces trois ou quatre mots que je viens d’écrire ont épuisé ma force! Viens, oh! viens. Je t’aime.
8 septembre. – Rien de toi! Je suis debout. J’ai pu marcher hier jusqu’au rivage. Mon regard cherchait la côte de France. J’ai là toutes mes lettres sur mon cœur. Je les écris pour te les envoyer, mais ce serait te perdre. Les lettres ne valent rien; elles amusent tout au plus mon angoisse. J’irai.
12 septembre. – Julie, je pars. Dans quelques jours tu seras dans mes bras! Je pars, j’espère, je t’aime! Voici la première heure que je vis depuis douze mois!
XIV En France
C’était dans la seconde moitié du mois de septembre. L’aube se levait sur la place des Acacias, dont les tilleuls jaunis avaient déjà leur toilette d’automne. Un brouillard léger se jouait au ras du sol, et jetait comme une gaze au-devant du regard; mais le ciel bleu, irisé de nuages nacrés, promettait une belle journée.
Toutes les maisons dormaient à l’entrée de la place solitaire. Parmi le crépuscule douteux, le père Bertrand allait, éteignant les réverbères.
Il y avait un homme assis sur le dernier banc de la place des Acacias, à quelques pas de la dernière lanterne allumée. La tête de cet homme se cachait sous un large chapeau de paille, et une balle de colporteur était auprès de lui.
– Eh! l’ami, dit le père Bertrand, ça coûte moins cher ici qu’à l’auberge!
L’homme ne répondit point.
– Quand vous êtes arrivé, poursuivit Bertrand, bavard comme tous les solitaires, les auberges étaient peut-être fermées? D’ailleurs, il n’y a pas d’affront, l’ami. Dans une heure les cabarets vont ouvrir.
Ce disant, il posa l’éteignoir sur la mèche de la lanterne. La place resta éclairée par une lueur grise et uniforme. Le brouillard s’épaississait et montait. Bertrand s’appuya sur sa perche.
– Chaque fois que j’allume ici ou que j’éteins, reprit-il, ça me fait quelque chose. Dans cent ans d’ici, c’est sûr, si je vivais, je me souviendrais de ce que j’ai vu sur ce banc-là.
Bien souvent déjà le père Bertrand avait débité cette manière de préface qui amenait, d’ordinaire, la question obligée:
– Qu’avez-vous donc vu, père Bertrand?
Le porte-balle n’était pas curieux, car il ne fit point de question. Le père Bertrand fut obligé de s’écrier:
– Ah! ah! vous avez bonne envie de savoir ce que j’ai vu, l’homme, pas vrai? Ça n’est pas un secret. Je peux bien vous le dire, quoique je ne vous connaisse ni d’Ève ni d’Adam, non. Comme quoi l’assassin Maynotte et sa femelle étaient assis là, la nuit du voclass="underline" je dis à la place même où vous êtes. Deux beaux brins, quoique ça: l’homme dans les vingt-cinq, la femme toute jeune et qui faisait courir les écervelés. Pour lors, je m’avançai, pensant bien que c’était une machine d’amourette. Ah! ouiche!… Il s’agissait d’argent et pas d’amour!… Ils comptaient les billets de banque; il y en avait autant que de pages pour faire un livre, et l’effrontée ne se gênait pas pour dire: «C’est les quatre cent mille francs de la caisse Bancelle…»
Il s’interrompit pour juger de l’effet produit par son récit. Le porte-balle était immobile comme une pierre.
– Comme quoi, poursuivit le père Bertrand avec une certaine rancune, vous n’êtes pas du pays puisque ça ne vous émoustille pas plus que ça. La caisse valait cher; elle venait de Paris. Il y avait une attrape pour pincer les voleurs; justement le brassard de chez les Maynotte fut trouvé pris dans l’attrape… dites donc! Il m’avait fait la politesse d’une chopine de vin, mais ça ne m’empêcha pas de parler… Comme quoi je suis l’auteur que la justice a pu venger de la société.
Ici, le père Bertrand, toujours appuyé sur sa perche, se redressa avec un légitime orgueil.
– Vous n’êtes pas du pays, l’homme, continua-t-il, ça se voit. Vous m’auriez crié tout de suite: Vous êtes donc le papa Bertrand, vous! étant connu comme le loup blanc, depuis le rôle important que j’ai joué dans l’affaire. Vingt ans de travaux forcés, rien que ça; j’entends pour les Maynotte, dont la donzelle était… je ne sais plus le mot, mais ça veut dire qu’on s’est poussé de l’air… et l’argent aussi était dans ce pays-là… Comme quoi, rasés net, les Bancelle!… Ah! mais, dans le temps, ils avaient hôtel à la ville, château à la campagne et carrosse, s’il vous plaît… C’est bien fait… Et qu’on dit qu’ils cherchent leur pain à présent… Qu’est-ce que vous avez là dans votre paquet, l’ami, hein?