Выбрать главу

C’était une belle journée de la fin de l’été. Paris vaquait à ses affaires matinales et semblait une ruche en travail. Étourdi, au milieu de ce mouvement inconnu, André allait le long de la rue Saint-Honoré, suivant les indications de l’Auvergnat; il dépassa l’église Saint-Roch, dont le cadran bleu marquait dix heures et demie; à l’angle d’une voie droite, étroite, solitaire, triste, il lut cet écriteau: rue de la Sourdière. Il s’arrêta. Une main d’acier lui serrait le cœur.

Et quelle était donc cette angoisse qui pouvait le saisir ainsi au moment de retrouver Julie?

Cette rue de la Sourdière, où je n’ai jamais pu passer sans avoir le frisson, n’est ni infâme, ni précisément infecte, ni misérable, ni criminelle. Elle est terrible tout uniment, terrible de froid, d’abandon, de silence. C’est comme une oasis de la mort, au milieu des exubérantes vitalités qui l’entourent. Il y a là de très beaux hôtels perclus, des jardins qui moisissent; le soleil passe au-dessus sans y rentrer, et chaque fois qu’une voiture égarée cahote sur son pavé, qui a cent ans, et qui est tout neuf, des créatures étranges, penchées à de mélancoliques balcons, regardent avec des étonnements chinois cette chose qui se meurt et qui fait du bruit. La voiture passée, les fenêtres se referment; il y en a pour longtemps; les araignées savent cela et raccommodent, pleines de confiance, leurs toiles, qui ne seront pas dérangées avant six mois. Son nom lui va bien; elle est muette et sourde. Elle ne vient de nulle part; elle ne mène à rien. Entre les deux rangs de ses maisons mornes, le ciel lui-même est en deuil et s’ennuie.

André n’était pas de Paris. Ce ne fut donc pas le désespérant aspect de cette nécrologie qui le fit reculer, mais il recula. Il recula et se replongea tout peureux dans les fracas de la rue Saint-Honoré.

Il n’osait plus. Son malaise avait désormais un nom dans sa conscience et s’appelait pressentiment. Il voyait grandir en lui un effroi qui était déjà de la folie et sentait sur sa tête la menace d’un affreux malheur.

Quel malheur? N’était-il pas meurtri assez par les coups du sort? Que pouvait-il craindre et quelle souffrance nouvelle pouvait s’ajouter à son martyre?

Quand onze heures sonnèrent à l’horloge de Saint-Roch, il les compta machinalement des marches de l’autel de la Vierge. Il était entré sans trop savoir; sans trop savoir, il pria, puis il réfléchit.

Il y avait un homme à qui il ne pouvait pas pardonner.

Un inconnu, c’est vrai; mais il avait juré en lui-même d’employer, s’il le fallait, sa vie entière à le connaître.

Pourquoi? pour se venger.

Et il y avait en lui quelque chose de plus fort encore que la vengeance, c’était l’amour.

André avait une frayeur, faut-il dire superstitieuse de cette condamnation prononcée par sa propre bouche contre ceux qui haïssent. Sa haine était juste, sa vengeance était légitime; mais devant Dieu, il n’y a point de juste haine ni de légitime vengeance.

Selon la loi de Dieu, le pardon est un rigoureux devoir.

André s’interrogeait. Il avait demandé au ciel le talion; il avait dit: «Ayez la même pitié que moi.» Et quelle pitié, si par hasard il eût trouvé en sortant, sur les degrés de l’église, l’homme qui avait pris tout son bonheur? Si l’Habit-Noir, si Toulonnais-l’Amitié, car il n’avait que ces bizarres dénominations pour désigner l’objet de sa haine, s’était présenté à lui tout à coup et qu’une voix révélatrice eut crié à son oreille: «Le voilà!»

Il n’est personne parmi les chrétiens croyants qui n’ait parlementé ainsi une fois en sa vie avec la Providence, discuté, marchandé pour ainsi dire et posé ses conditions. En Bretagne, les naïfs pèlerins disent à la bonne sainte Anne d’Auray: «Si tu fais ceci, je ferai cela.» C’est un marché. Pourquoi non?

André Maynotte, profondément absorbé dans sa méditation, docile aux conseils de la prière, mais plaidant pour son droit humain, n’était pas un impie. Jacob aussi lutta contre le Seigneur.

Son front était mouillé, sa joue pâle; il ne voyait rien de ce qui était autour de lui. Dieu le tenait, si l’on peut ainsi dire, et la question mystique se posait en sa conscience avec une extraordinaire netteté. Il y avait d’un côté sa haine, de l’autre son amour. Et André choisissait laborieusement, douloureusement.

L’espoir de se venger avait en lui déjà de terribles racines; c’était une part de sa vie; pardonner lui sembla d’abord quelque chose d’impossible et d’impie.

Mais la prière lui criait comme la voix d’un maître: foule aux pieds ta haine, Dieu te rendra ton amour!

L’église, tout à l’heure déserte, s’emplissait cependant. Il y avait un grand mouvement du côté de la sacristie, et les cierges s’allumaient à l’autel.

André ne prenait pas garde.

La fatigue des jours précédents l’affaissait. Il croyait méditer encore, et déjà un voile flottait autour de sa pensée. Le travail de la réflexion se faisait rêve peu à peu.

Il voyait la tête charmante de Julie, dont les beaux yeux souriants l’appelaient. C’était bien son amour. Entre elle et lui, un abîme se creusait qui était sa haine.

Des bruits couraient dans la nef où la foule curieuse s’entassait. L’orgue frappa un long accord.

Ce n’était pas jour de dimanche, pourtant, ni fête publique. Pourquoi ces cierges à midi? cette musique? cette foule? André ne savait pas, et que lui importait? Rêvant ou pensant, il se débattait à la fois contre sa passion et contre Dieu.

Non loin de lui, entre la sacristie et le calvaire, dans l’un des bas-côtés de la chapelle de la Vierge, un homme se tenait debout, dirigeant ses regards curieux vers la nef principale. Il y a longtemps que nous n’avons rencontré M. Lecoq, le commis voyageur en coffres-forts, qui avait fait un si beau cadeau à notre J.-B. Schwartz; nous l’eussions néanmoins reconnu tout de suite à sa figure ouverte et crânement effrontée. Son costume de voyage était remplacé par une très élégante toilette de ville aux couleurs un peu hasardées. Il était là en curieux, évidemment, et il semblait guetter l’arrivée de quelqu’un.

De l’endroit où il était, il pouvait voir le milieu de la nef et surtout les abords de la sacristie, où les assistants commençaient à former une double haie au-devant de la porte.

La porte de la sacristie s’ouvrit à deux battants: une sorte de procession passa, puis la foule s’agita tout à coup immodérément; un couple suivait les prêtres: des mariés, l’épousée en robe blanche, coiffée de la couronne de fleurs d’oranger, le fiancé en habit noir. Malgré la présence imposante du suisse, on monta sur les chaises. M. Lecoq ne put glisser qu’un coup d’œil au travers de la cohue. Ce fut assez, car sa prunelle brilla et ses lèvres eurent un singulier sourire.

L’orgue chantait. C’était une noce; une noce riche. Dès que la noce fut placée, deux haies se replièrent, le long des bas-côtés, afin de regarder mieux. M. Lecoq, qu’il ne nous est pas permis de confondre avec les simples badauds, ne changea point de place et garda son sourire gaillard. Un instant, il resta immobile, les mains croisées derrière le dos, et sa large bouche ébaucha un bâillement; mais, à cet instant même, ses yeux, tournés au hasard vers la chapelle de la Vierge, qui était vide, tombèrent sur André, agenouillé devant l’autel. Il tressaillit; le rouge lui monta au visage, et, d’un mouvement instinctif, il fit deux pas pour se mettre à l’abri d’un pilier. De là, il glissa vers André un second regard cauteleux et rapide. Sa joue changea une seconde fois de couleur.