– De par tous les diables! murmura-t-il avec un étonnement profond, c’est lui! c’est bien lui! Voilà une aventure!
Les précautions qu’il prenait étaient tout à fait superflues, car André n’était plus de ce monde et ne se rendait aucun compte de ce qui se passait autour de lui. La lutte qui avait lieu dans son cœur ne pouvait être incertaine; sa haine était robuste et tenace, parce qu’il s’y mêlait une juste volonté de châtiment; mais son amour était son être tout entier; son amour devait vaincre. Noyé qu’il était dans ce rêve extatique qui n’était pas le sommeil, et d’où cependant la froide raison humaine semblait exclue, il revint tout à coup à la pensée de sa présence à Paris, sans que les objets extérieurs fussent pour rien dans ce réveil. Le but de son voyage, Julie, l’appela et chassa ses dernières incertitudes. Il joignit les mains dans une passionnée ferveur et dit à Dieu:
– J’oublierai celui qui m’a fait tant de mal. Je ne chercherai ni à savoir son nom ni à connaître son visage. Je ne me vengerai pas. Je promets cela et je le jure, afin de retrouver ma Julie, afin qu’elle m’aime toujours et que nous soyons heureux!
Il se releva, le cœur plein d’un calme extraordinaire. Que le fait semble ou non puéril, le pacte était conclu. Toutes les inquiétudes, toutes les angoisses qui avaient agité André pendant son voyage et depuis son arrivée à Paris disparaissaient. Littéralement, il venait d’acheter son bonheur.
Et, sa nature étant donnée, il avait payé un haut prix.
En se retournant, il vit l’heure, au cadran de la grand-porte. L’horloge marquait midi et demi. Il s’étonna du long espace de temps écoulé et n’eut plus d’autre désir que de quitter l’église pour se rendre enfin à la maison de Julie.
La route était toute tracée pour quelqu’un qui ne connaissait pas les particularités de Saint-Roch. La porte latérale, située auprès de la sacristie, ne semble nullement communiquer avec le dehors. André se dirigea vers la grand-porte donnant sur la rue Saint-Honoré.
Dès les premiers pas, lui qui naguère était entré dans une église déserte, il s’arrêta étonné à la vue de la foule qui emplissait les bas-côtés. M. Lecoq avait fait le tour du pilier pour ne point se montrer à lui et le regardait désormais par-derrière avec une avide curiosité. Il avait autour des lèvres ce sourire narquois qui semble dire: «Nous allons avoir la comédie!»
André était à cent lieues de croire qu’on l’observait, à cent lieues aussi de penser que, le long de ces bas-côtés encombrés, un événement l’attendait qui pût exciter la curiosité d’autrui. Les gens qui étaient là debout causaient, et André traversa les premiers rangs sans prêter la moindre attention aux propos croisés qui bourdonnaient autour de ses oreilles. La première chose qu’il entendit fut ce mot:
– Pas le sou, monsieur Jonas, pas le sou!
Le mot était prononcé en forme de vigoureuse affirmation par une grosse femme sanguine, plaidant contre un homme doux et blême. La grosse femme ajouta, pendant qu’André essayait de faire le tour de sa rotondité:
– Et venue sans un sou, c’est certain! Ni parents ni famille! Leçons de guitare au cachet, quoi! ça dit tout!
M. Jonas, homme maigre, occupant une de ces boutiques de marchandes à la toilette qui abondent dans le quartier de Saint-Roch, répondit:
– Sage comme une image, aussi, faut dire. Il en est assez entré chez nous pour nous demander ci et ça sur son compte. Elle aurait gagné ce qu’elle aurait voulu, plaisant aux hommes et se tenant roide.
Mme Coûtant, la grosse femme rouge, haussa les épaules.
– Affaire de cacher son jeu! grommela-t-elle. Pour jolie fille, ça y est! Mais la vertu! une femme en a et en i, qui n’est ni propriétaire, ni rentière, ni marchande… Vas-y voir!
André parvint à dépasser Mme Coûtant, qui lui dit avec aigreur:
– On ne pousse pas dans les églises! Il y en a plus d’un, ajouta-t-elle, qui viennent là pour s’approcher des dames!
– Ou pour entrer dans les poches, appuya M. Jonas.
– Elle est splendide! déclara un jeune commis, guindé sur la pointe de ses pieds pour apercevoir la mariée.
Un homme sérieux et bien couvert, parlant au nom de la saine morale, éructa:
– Dans les affaires, il n’est jamais maladroit d’épouser une très belle femme.
– Farceur! répliqua un sans-gêne.
André n’avait pas encore tourné la tête du côté de la nef. Le sens de tous ces bavardages glissait sur sa préoccupation. Il avait gagné un mètre ou deux péniblement, et se trouvait à la hauteur du maître-autel.
Deux paroles se croisèrent à droite et à gauche de lui, un chiffre et un nom. Il se sentit frissonner. À sa droite, on disait:
– C’est un homme de quatre cent mille francs! À sa gauche:
– Vous ne connaissez donc pas M. Schwartz?
La gaieté lugubre du proverbe défend de parler de corde devant les pendus. Quand la dent du malheur a mordu profondément un homme, il est une foule de mots, d’alliances de mots, de noms, de dates, de chiffres, qui sont pour lui ce qu’est la corde au pendu du proverbe.
Les Schwartz pullulent, et vingt fois par heure le chiffre quatre cent mille peut revenir dans l’entretien de deux financiers. Néanmoins, André s’arrêta pour regarder son voisin de droite et son voisin de gauche. Le nom le frappait deux fois, le chiffre faisait renaître une heure d’angoisse; le nom et le chiffre réunis, supprimant Paris et les jours écoulés, le ramenaient à Caen et recommençaient son martyre.
Le voisin de droite lui était inconnu aussi bien que le voisin de gauche. Comme il restait tout ébranlé, un troisième assistant dit derrière lui:
– L’Alsacien en tenait! Si la belle Giovanna l’avait refusé, il se serait fait sauter la cervelle!
Un nuage passa devant les yeux d’André.
Julie aussi avait nom Giovanna. Quelqu’un avait dit tout à l’heure «Une demoiselle en a et en i.» Le vrai nom de Julie, sa femme, qu’elle avait dû reprendre sur sa propre injonction, était Giovanna-Maria Reni.
Peut-on dire que ce fut une crainte ou un soupçon? Quelle apparence? André eut un rire d’enfant à qui l’on fait un conte impossible. Et pourtant il tourna les yeux vers la nef, pris, pour la première fois, par l’envie de voir. Entre lui et l’autel où s’agenouillaient les mariés, un large pilier s’interposait.
Schwartz! quatre cent mille francs! La somme exacte renfermée dans la caisse de M. Bancelle!
– Écoutez! disait-on dans la cohue, écoutez!
Un silence se fit, en effet, parce que le suisse paraissait à la porte de la sacristie et frappait contre le pavé la hampe de sa pacifique hallebarde. Le prêtre prononçait son allocution… Schwartz! On avait dit Schwartz! – L’homme qu’il avait chargé de ses lettres, à Jersey, s’appelait aussi Schwartz.
– Ils s’écrivaient déjà, quand il a fait son voyage à Jersey, reprit le dernier interlocuteur.
André regarda celui-ci d’un air hébété.
– Écoutez! écoutez donc! fit-on parmi cette foule qui était au spectacle; il a dit oui!
André n’entendit pas ce oui du fiancé; mais, par contre, une voix, si faible pourtant qu’elle n’arriva pas jusqu’à ses voisins, frappa violemment son oreille. Sa tête plia entre ses deux épaules comme si un poids écrasant l’eût opprimé tout à coup. Il jeta un regard fou sur ceux qui l’entouraient, et se rua en avant, d’un élan furieux, pour arriver jusqu’à la grille, entre deux piliers. Là, on pouvait voir.