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En repoussant à droite et à gauche avec une irrésistible brutalité les hommes et les femmes qui lui barraient la route, André, l’œil sanglant et la lèvre blanche, disait d’une voix étranglée:

– Ce n’est pas elle! vous mentez! vous mentez!

Paris a grand-peur des attaques d’épilepsie; néanmoins, il s’attroupe volontiers à les regarder. C’est toujours un peu de comédie gratis, donnée en dehors des fêtes nationales. Il se fit autour d’André, instantanément, un cercle composé d’un seul rang de corps au-dessus desquels pendait une quadruple couronne de têtes. On constata qu’il écumait. Le suisse se mit en marche d’un pas processionnel pour sauvegarder le bon ordre. Mme Coûtant dit à M. Jonas:

– L’an dernier, au bal de Tivoli, un Anglais enragé a mordu trois vieux modistes et une levrette.

Mais bien longtemps avant que le suisse eût percé la foule, André avait atteint la grille. Ses deux mains crispées en saisirent les barreaux, et il dirigea un regard aigu, plein d’angoisse et d’espoir, vers la balustrade au-devant de laquelle les deux nouveaux époux s’agenouillaient. Il ne vit que l’homme, qui était bien J.-B. Schwartz. Un râle s’échappa de sa poitrine. Le prêtre était entre lui et la femme.

Il répéta encore une fois:

– Ce n’est pas elle!

Ce fut l’affaire d’une seconde. Le prêtre, ayant changé de position, cessa de masquer l’épousée, dont le visage mélancolique et merveilleusement beau sauta aux yeux d’André, comme un éblouissement, sous sa couronne de fleurs d’oranger.

Les deux mains d’André lâchèrent prise. Un cri déchirant s’étrangla dans sa gorge, et il tomba foudroyé.

XVI Mademoiselle Fanchette

À ce cri, Julie Maynotte, Giovanna-Maria Reni – ou Mme Schwartz, car ce dernier nom lui appartenait désormais -, leva la tête et regarda la place d’où le bruit venait.

Il y avait une tristesse profonde, mais tranquille, dans l’admirable langueur de ses grands yeux. Elle était belle comme autrefois. Plus belle…

J.-B. Schwartz, lui, le fiancé, car c’était bien notre pauvre Alsacien des premières pages de cette histoire, qui avait quatre cent mille francs et qui prenait pour femme cette merveilleuse créature, J.-B. Schwartz eut deux regards: l’un rapide et jaloux, qui enveloppa sa fiancée; l’autre inquiet, qui glissa vers la grille.

J.-B. Schwartz avait peu changé. Ses traits gardaient leur dessin aigu et pauvre. Il avait pris, cependant, un peu de teint et de corps. Sa femme et lui ne virent rien, sinon un flux de têtes agitées. André, en effet, gisait inanimé sur les dalles.

L’épousée inclina de nouveau sa tête, et J.-B. Schwartz, croyant à un vulgaire accident, reprit la pose digne commandée par la circonstance.

C’était une noce riche. La nef, cependant, ne contenait pas une assistance très nombreuse; la foule était surtout dans les bas-côtés, refuge des curieux. Encore, les gens qui garnissaient la nef n’avaient-ils pas physionomie de famille. Un Schwartz, devenu homme de quatre cent mille francs, ne manque pas de parents, assurément, ni d’amis non plus, mais ces parents et ces amis sont d’espèce particulière.

Quant à la belle fiancée, elle n’avait point d’entourage. Son nom de Giovanna Reni disait sa position d’étrangère. En somme, pour un Schwartz, notre Alsacien pointu osait là une alliance lamentablement romanesque. Il aurait pu épouser une jeune fille commerçante et un demi-million, pour le moins. On se le disait.

La cérémonie continua paisiblement, pendant que le suisse, aidé de quelques personnes obligeantes, relevait André pour le porter à la sacristie. M. Lecoq suivait à cinq ou six pas de distance, et semblait laborieusement se consulter.

Il avait eu la comédie espérée, violente dès sa première scène. Que voulait-il maintenant, et quelles pensées roulaient dans cette effrontée cervelle?

La plupart des curieux s’arrêtèrent à la porte de la sacristie. M. Lecoq en franchit le seuil en repoussant de côté, d’un geste doux, les gens qui lui barraient le passage.

Il entra, marchant droit au groupe qui entourait le malade. Dans ce groupe, composé des plus humbles fonctionnaires de la sacristie, on bavardait:

– C’est la boisson!

– C’est le haut mal!

– Des fois, le besoin… commença une âme charitable.

Mais le suisse, sentimental et clément comme tous les guerriers de grande taille:

– Sans compter qu’on en voit fréquemment qui succombent par les peines de cœur, les jours de noce…M. Lecoq lui toucha le bras par-derrière et dit:

– Permettez!

On s’écarta, car c’était un ordre. M. Lecoq prit le poignet d’André et lui tâta le pouls.

– C’est un médecin! fut-il chuchoté.

– Non, mes amis, répliqua M. Lecoq avec un bon sourire, je ne suis pas un médecin.

Il tira sa bourse et mit une pièce d’argent dans la main du suisse.

– Ce malheureux jeune homme est mon parent, ajouta-t-il. Une terrible maladie! Une voiture, je vous prie, sur-le-champ!

Un des valets de la sacristie s’ébranla pour obéir. M. Lecoq ajouta:

– Je demeure ici près, rue Gaillon. Prenez une des voitures de la noce; elle sera de retour avant la fin de la cérémonie.

Pendant l’absence du valet, M. Lecoq donna quelques renseignements bien sentis sur «la terrible maladie», et s’assura une popularité. Incidemment, il laissa tomber son nom et sa qualité d’associé de la maison Berthier et Cie, célèbre, entre toutes, pour la fabrication des coffres-forts.

La voiture venue, chacun aida à transporter André, toujours privé de sentiment. Quelques minutes après, André était couché tout habillé sur le propre lit de M. Lecoq, dans une chambre assez vaste, meublée avec un certain luxe, mais fort en désordre.

Ce M. Lecoq avait des côtés artistes; on rencontrait chez lui une grande variété de pipes et beaucoup de poussière. S’il possédait un médicament spécial pour les syncopes de son prétendu cousin, il est vrai de dire qu’il ne se hâtait point d’en user.

Un soin plus pressant l’occupait. Il faisait l’inventaire des poches d’André: pauvre inventaire! André ne possédait au monde que le passeport au nom d’Antoine et une vieille bourse, contenant trois pièces d’or.

M. Lecoq ne cherchait peut-être pas autre chose. À la vue du passeport, il eut un sourire pensif et tomba dans une profonde rêverie.

Pendant dix bonnes minutes, M. Lecoq réfléchit, puis il prit son chapeau et sortit, pensant tout haut:

– Il faut consulter le Père-à-tous!

André avait l’air d’un mort sur son lit. Le Père-à-tous, cependant, était-il un médecin? Tant mieux, si le Père-à-tous était un médecin, car la syncope d’André durait toujours depuis une longue demi-heure.

M. Lecoq, marchant d’un bon pas, comme un gaillard bien portant qu’il était, mais sans courir, atteignit un fort beau logis de la rue Thérèse qui avait physionomie d’hôtel. M. Lecoq entra en habitué dans cette maison admirablement propre et bien tenue; il n’obéit point à l’écriteau qui criait: Parlez au concierge; il laissa sur sa droite un perron triste, montant à une porte close, et entra par une sorte de poterne bourgeoise, accédant à l’escalier de service.